« Ah non ! Ça suffit ! Assez du Web 2.0 ! Pourquoi noyer la géomatique dans cette bouillie techno-marketing à la mode journalistique ! ». J’entends déjà les réactions et je m’explique illico.
L’apparition de nouvelles applications (Google Maps et Earth, Virtual Earth …) a largement changé le paysage de la géomatique. Il a contribué à faire connaître cette activité auprès du grand public, tous les professionnels le remarquent. Même un site comme clubic parle des SIG. Maintenant, pour expliquer ce qu’est la géomatique, on dit simplement : « La géomatique, tu vois, c’est Google Earth + le GPS. » Tout le monde comprend. Savoir si la définition est juste, c’est autre chose. Mais il est difficile de nier que la mise à disposition du grand public d’outils habituellement réservés à des spécialistes bouleverse le monde de la géomatique.
Néogéographie ?
Certains auteurs défendent l’idée que cette rupture technologique et méthodologique est radicale et correspond à l’émergence d’une approche nouvelle qui n’a plus grand chose à voir avec l’ancienne. C’est la thèse de A. J Turner dans son opuscule (payant) chez O’Reilly Media : Introduction to Neogeography. Il remarque que les applications nouvelles de l’information géographique sont conçues pour permettre aux utilisateurs, par un assemblage d’éléments logiciels, de créer et partager l’information géographique sur le Web. La plupart des techniques et des outils utilisés à cet effet sont nés en dehors de la sphère de la géomatique traditionnelle. Alors que les outils des géomaticiens traditionnels sont Mapinfo et ArcGIS, les nouveaux géomaticiens discutent des avantages comparés de Google Maps et World Wind. Les discussions ne portent plus sur le choix de la projection de Mercator plutôt que celle de Mollweide, mais sur la combinaison des formats GPX ou KML. Les problématiques touchent à la géolocalisation par les moyens les plus divers (adresse IP, bornes Wifi, GSM, GéoRSS…). Les dispositifs matériels de saisie sur le terrain sont le récepteur GPS, l’appareil photographique ou la caméra numérique et le téléphone. Les outils sont des mashups et des widgets plus que des logiciels classiques. La production de cartes se fait à travers les blogs et les wikis ou les réseaux sociaux. Les fournisseurs de données cartographiques de fond et des référentiels sont Google, Microsoft ou Yahoo et non plus directement les agences nationales ou les sociétés privées. Enfin, la production même de la donnée de base se fait en ligne et de manière coopérative. Selon Turner, cette nouvelle géomatique nécessite même une démarche méthodologique spécifique, qu’il appelle GeoStack, possède ses propres communautés d’utilisateurs issues du monde du Libre et ses conférences spécifiques, comme Where 2.0 (patronnée d’ailleurs par O’Reilly, société qui avait organisé la première conférence Web 2.0).
Et 1, et 2 et 3.0 !
En proposant d’appeler cette nouvelle vague Neogéography, Turner est d’évidence mal avisé. Le fait que les développeurs Web découvrent dans la dimension géographique une formidable potentialité de développement pour leurs outils valide certes la pertinence d’une discipline qui met en avant la dimension spatiale des phénomènes. Mais de là à prétendre refonder toute la géographie, qui s’est déjà pas mal renouvelée depuis disons … Hérodote ?, c’est sans doute un peu exagéré. En revanche la question d’une géomatique 2.0 mérite d’être étudiée. Wikipédia définit le Web 2.0 comme l’apparition d’une nouvelle génération de communautés et de services en ligne qui visent à faciliter la collaboration et le partage entre les internautes. Ce qui caractériserait le Web actuel, qu’il soit deuxième génération ou non, c’est l’importance qu’y prendrait le contenu apporté par l’utilisateur.
On peut se disputer à loisir sur la liste précise des technologies qui donnent droit à l’estampille 2.0 (Ajax ou pas Ajax). On peut se moquer de la facilité avec laquelle les entreprises se collent elle même cette étiquette pour être à la mode, collecter des fonds (et faire grossir la bulle ?). On peut discuter de la réalité de la rupture 2.0 en rappelant que les forums sont nés avec (avant ?) l’Internet, que la démocratisation de l’informatique a commencé avec l’invention de l’Apple 2 (et pas 2.0) et que l’interactivité est une propriété intrinsèque de l’informatique moderne.
Il me semble que ce serait rester aveugle au fait principal : de nouveaux outils existent pour supporter la participation et la collaboration des internautes dans le même temps que la question de la manière dont les individus peuvent participer aux décisions qui les concernent devient, au-delà des modes politiques, une question centrale des sociétés contemporaines. Je suis plutôt enclin personnellement à voir ce phénomène comme une rupture, au moins pour les utilisateurs, quand je constate la difficulté ou la réticence d’une partie des internautes pourtant chevronnés à passer d’un Internet à consulter à un Internet à renseigner.
Néogéomatique ?
Une question me semble donc pertinente: assiste-t-on à l’apparition d’une géomatique 2.0, une nouvelle géomatique ouverte, composite, partagée et grand public qui aurait vocation à remplacer la géomatique traditionnelle propriétaire, uniforme, spécialisée et professionnelle ? Ou bien n’est-ce qu’un simple épiphénomène, un prurit adolescent, un engouement éphémère pour des outils sympathiques et légers mais peu crédibles ? Certains géomaticiens seront même enclins à y voir une menace sur leur discipline. C’est cette menace que pointe Andrew Keen dans un livre au parti pris complètement élitiste, le Culte de l’Amateur: la remise en cause d’outils et de méthodologies sérieux et validés par des spécialistes, au profit d’un grand n’importe quoi, mêlant technologies immatures et contenus pittoresques. Je pointe en les caricaturant les deux thèses possibles, non pas pour créer un débat artificiel, mais car les scénarios sont vraisemblablement (comme souvent) à tracer entre la (fausse) naïveté optimiste et la mauvaise fois sciemment dépréciatrice.
Petite mise en perspective
Cette idée qu’il faudrait jeter à la poubelle les outils et les savoir-faire d’hier et tout reprendre est bien évidemment fausse et illustre l’agaçante capacité de la communauté informatique à rencontrer la révolution à chaque tournant. Celle-ci n’a d’égale que la cécité des principaux spécialistes des sciences de l’information et de la communication qui vont répétant doctement que rien n’a véritablement changé depuis l’invention du boulier chinois. C’est surtout une méconnaissance de ce qu’est la géomatique et d’où elle vient. Sans reposer la question de sa définition, le volet académique et civil de son histoire commence à être pas mal connu (le volet militaire, pourtant fondamental, est par nature plus complexe à reconstituer). Cela vaut la peine de le rappeler à grands traits.
La préhistoire académique de la géomatique est à chercher vers 1955 en Suède quand le géographe Hägerstrand code les adresses des ménages du recensement suédois sur les cartes perforées d’une machine mécanographique Hollerith. Mais c’est dans les années 60 en Amérique du Nord que le terme de SIG apparaît et que des pionniers importent d’autres disciplines, puis créent spécifiquement des programmes ad hoc pour résoudre des problèmes spécifiques de cartographie numérique sur des ordinateurs encore rares et extrêmement coûteux. L’élaboration de la base technique des SIG, nécessaire à leur industrialisation, se fait dans les années 70. A plusieurs endroits apparaissent en même temps des solutions analogues pour résoudre des questions pratiques différentes. Un domaine de recherche s’organise pour faire émerger des concepts aptes à générer des solutions génériques d’informatique géographique. Les premières sociétés privées se créent aux États-Unis (ESRI, Intergraph …) et la diffusion de logiciels généralistes favorise l’appropriation de ces méthodes et techniques.
Le milieu des années 80 marque une rupture indéniable. C’est à ce moment, entre 1982 et 1987, que s’arrête ce que Foresman dans son History of GIS appelle la période de la recherche-développement et que commencent l’exploitation industrielle et commerciale à grande échelle des SIG et la diffusion internationale d’outils professionnels. C’est à ce moment que s’auto-organise un domaine d’activité, d’applications, de profit mais aussi de recherche théorique et pratique, d’enseignement et de savoir-faire professionnels qui prend selon les lieux ou le moment le nom de SIG ou Géomatique. L’activité concerne d’abord des applications clients pour des organisations locales et isolées, puis accompagne la mise en réseau des systèmes d’information. Les applications professionnelles d’abord réservées aux agences de cartographie ou aux bureaux de topographie s’étendent à des thématiques toujours plus larges et diversifiées. L’ouverture d’Internet aux applications commerciales au début des années 90 conduit à un élargissement du public potentiel des technologies de la géomatique. Même le grand public est désormais susceptible de consulter l’information en ligne. Les Webservices viennent progressivement concurrencer les logiciels installés en local. Le Web 2.0 vient parachever l’effet Internet, en intégrant le public non plus comme récepteur passif mais comme contributeur actif.
Une discipline autonome
La géomatique est un champ de pratiques, de techniques, de méthodes et de savoir-faire qui s’est progressivement constitué autour de la question de la représentation de l’espace terrestre avec des moyens informatiques. Son développement est complètement lié à celui de l’informatique. Pourtant elle a toujours eu un caractère étonnamment autonome vis à vis de celle-ci. Dès le début, les SIG ne se sont pas construits comme une branche de l’informatique mais comme un projet original autour duquel s’est rassemblée une communauté diversifiée composée d’informaticiens, de cartographes, de géographes, de géomètres-topographes, de télédétecteurs …
Cette spécificité de la géomatique est demeurée jusqu’à aujourd’hui et s’observe à plusieurs niveaux. Les grands opérateurs du logiciel d’information géographique n’ont par exemple pas été intégrés dans des grands groupes informatiques. Ce sont pour la plupart soit des sociétés indépendantes (ESRI), soit des filiales de groupes spécialisés dans un métier spécifique (Pitney Bowes pour Mapinfo). Les grandes sociétés de logiciels sont longtemps restées à l’écart du marché de la géomatique. Oracle, par exemple, y est venue sur le tard et IBM y reste discrète. Les SSII classiques ne sont pas très actives non plus dans le domaine de la géomatique. Le conseil, les études et développements sont souvent pris en charge par des sociétés spécialisées. Les formations à la géomatique sont peu nombreuses à dépendre de filières informatiques. Elles se trouvent principalement dans les écoles d’ingénieurs cartographes ou géomètres-topographes, dans les départements de géographie ou d’aménagement. La recherche est interdisciplinaire, souvent à la frontière, comme en France, des sciences de l’ingénieur et des sciences humaines et sociales. Dans les organisations, quelle que soit leur taille, la cohabitation organisationnelle de la géomatique et des outils informatiques classiques est rarement simple au quotidien.
Une spécialité un peu spéciale
En tant que discipline, au sens de branche de la connaissance, la géomatique est donc originale. Elle a rassemblé dès le départ des inventeurs d’outils et de systèmes informatiques, des utilisateurs à la recherche de solutions techniques pour leurs problèmes concrets et des spécialistes de l’analyse géographique et spatiale issus de disciplines variées. Ceux-ci se sont rassemblés pour élaborer des systèmes et des méthodes à la fois génériques et adaptés à des problèmes concrets liés à la prise en compte de l’espace. La géomatique ne s’est pas construite sur la découpe d’un morceau de réalité bien circonscrit mais sur la mise en relation de différents pans de la réalité par une approche spatiale des problèmes au moyen de technologies informatiques. L’objectif était moins la connaissance et l’explication pour elles-mêmes, que la conception de dispositifs et l’invention de méthodes permettant d’analyser pour agir (1). La géomatique est une discipline de conception, de design au sens anglo-saxon. Elle est donc par nature ouverte sur de nouvelles questions, de nouveaux outils, de nouvelles applications. Depuis, les années 60, elle a élargi ses problématiques, changé plusieurs fois ses outils et ses méthodes et moins souvent – comme c’est normal – ses principes et ses concepts. Faut-il jeter à bas tout l’acquis accumulé depuis 40 ans pour penser les usages participatifs grand-public ? J’aurais tendance à penser a priori que ce modèle est au contraire bien adapté pour intégrer la problématique du Web 2.0, dès lors qu’on analyse posément les nouveaux enjeux et les défis qu’ils représentent.
Les enjeux du GéoWeb
La première ligne d’annonce de la prochaine Where 2.0 2008 est claire : GIS has been around for decades, but is no longer only the realm of specialists. On appréciera le only. Les spécialistes des SIG, les géomaticiens ont encore leur place mais doivent laisser de la place pour les autres. Quels autres ? Les neogeographers, jeunes sociétés et jeunes développeurs, prêts à développer de nouvelles applications en ligne à contenu géographique et à occuper le champ économique et technique qui s’ouvre. Au-delà du positionnement intéressé de O’Reilly sur le marché des conférences techniques, cette opposition entre archéos et néos est largement artificielle.
Une partie des acteurs nouveaux sont bien entendu des développeurs passionnés, des créateurs imaginatifs, des militants du logiciel Libre et de l’Underground technologique. Il est évident que de nombreuses sociétés dynamiques et innovantes se sont créées et vont se créer autour des outils géographiques du Web 2.0. Aux Etats-Unis, les plus souvent citées sont, entre autres, Weogeo, Geocommons, Metacarta. Les nouveaux opérateurs industriels de la géomatique 2.0 qui comptent (et qui savent compter) s’appellent cependant d’abord Google, Microsoft, Yahoo … Des géants qui ont cassé leur (grosse) tirelire et ouvert la guerre du Géoweb pour tous, à grands renforts de globes virtuels (chacun le sien), gigantesques infrastructures de données géographiques dans laquelle le citoyen-consommateur est invité à produire ses cartes et à stocker ses collections personnelles; et aussi, au passage, à faire ses courses.
Pas d’angélisme, donc. Le moteur du Web 2.0 est autant commercial que militant. Favoriser la participation des internautes, c’est d’abord enrichir et affiner les profils des spécialistes du marketing et constituer une cible publicitaire. L’exemple récent de Facebook n’est qu’une version cynique de la logique plus discrète de Google. C’est d’ailleurs une raison de plus de prendre au sérieux le Web participatif et collaboratif qui émerge. Celui-ci n’est pas seulement un projet militant sympathique. C’est d’abord une construction industrielle qui mobilise des intérêts colossaux.
Du point de vue économique, il n’est pas sûr que l’arrivée de ces géants perturbe beaucoup les opérateurs traditionnels de la géomatique. Le marché de la géomatique professionnelle est trop étroit pour les nouveaux venus. L’appel d’air produit par le Géoweb grand public a même paradoxalement étendu le marché. On connait des petites sociétés de solution de visualisation 3D qui ont vu leurs propositions soudain crédibilisées auprès de maires ruraux par l’apparition de Google Earth. La géomatique 2.0 ne va donc vraisemblablement pas mettre les vieux dinosaures sclérosés à la retraite pour les remplacer par des troupeaux de jolis petits mammifères agiles (un autre mot magique de l’informatique contemporaine). De nouvelles pâtures apparaissent où ces jeunes mammifères vont venir s’ébattre, en compagnie de jeunes ou moins jeunes dinosaures déjà gros mais toujours plus gourmands.
Du point de vue technique, la stratégie d’une société comme ESRI, par ailleurs sponsor des éditions Where 2.0 2005, 2006 et 2007, est apparue clairement aux journées SIG2007 de Versailles. Elle montre que les « opérateurs historiques » ne font plus semblant d’ignorer les nouveaux acteurs et leurs nouveaux outils. Il n’est même plus question d’entrer en compétition directe avec eux. Il faut maintenant composer et intégrer ces nouvelles pratiques dans les outils originels. A Versailles, on a donc entendu mashup à tout bout de champ et vu Arcgis 9.3 combiner, comme à la parade, des services Web maison et des données Google. On a même cru comprendre que la technologie du cache, empruntée à Google et Microsoft, allait rendre la navigation plus fluide dans les services Web Arcgis. On avait en effet perçu depuis un moment que cela ramait un peu de ce côté là.
La nouvelle panoplie d’outils liée à la géomatique 2.0 n’est pas en rupture complète avec les outils déjà utilisés. Leur orientation Opensource va dans le sens d’une inflexion de trajectoire déjà entamée par les professionnels des SIG. Sur les réseaux professionnels comme Géorézo, des spécialistes des nouvelles API sont apparus, s’ajoutant et non remplaçant les spécialistes du Libre ou des logiciels propriétaires.
En conclusion, la géomatique 2.0 me paraît moins une révolution qu’une réelle évolution technique et économique, une version majeure en quelque sorte. Il ne faut pas surestimer la radicalité de sa différence mais il ne faut pas non plus sous-estimer les nouvelles applications et les nouveaux marchés qu’elle va susciter. Un effort est à faire au niveau de la communauté géomatique française pour ne pas manquer ces opportunités de développement. Il faut que la communauté s’ouvre vers les blogs des développeurs indépendants, élabore une veille technique, forme les étudiants aux nouveaux outils.
Il faut aussi analyser les impacts de la géomatique 2.0 sur les usages de l’information géonumérique, qui risquent eux d’être à terme profondément renouvelés. J’essaierai de le faire dans un prochain billet.
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(1) On reconnaîtra ici un écho des thèses de Longley P., Goodchild M. F., Maguire D. et Rhind D., Eds. (2001). Geographic Information Systems and Sciences. Chichester, John Wiley & Sons, 454 p.
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Merci pour la lecture et la correction de la coquille.
Aloha
Une géographie des idées et concepts très intéressantes. Le rappel historique est très instructif.
N.B. Mauvaise foi et non « mauvaise fois »