Vraiment désolé de donner à nouveau à un billet un titre en anglais mais cela s’imposait, comme on le constatera à la fin.
Vie privée
Je prolonge ici le commentaire de Jérôme à propos de mon billet sur les géovues. Il y abordait la question du respect de l’intimité et de la vie privée que pose la diffusion publique des images prises automatiquement dans les rues. C’est bien sûr un problème avec la technologie de type Streetview, de Google ou d’autres sociétés. Leur arrivée dans des pays où le droit à l’image est fort suscite visiblement des inquiétudes. Google travaille d’ailleurs semble-t-il à la reconnaissance puis au floutage automatiques des visages sur ses vues (voir ici).
Il est d’ailleurs paradoxalement inquiétant de voir Google se lancer à grande échelle dans la reconnaissance des visages, car avant de les flouter, on peut aussi aller chercher sur le Web toutes les photos publiées qui ressemblent à ce visage, et trouver ensuite l’identité de la personne. Google s’intéresse depuis longtemps aux techniques de reconnaissance faciale pour différentes applications. Un réseau social comme Facebook propose déjà ce service, voir le site FaceId.
Quelle réalité ?
A un niveau plus général, on peut reprendre ma proposition que ces géovues empiriques captées in situ servent de garantie de réalité aux maquettes numériques 3D synthétique et pousser le raisonnement aux limites. Les globes virtuels vont devenir toujours plus réalistes. Tous les objets matériels pourront être modélisés précisément en 3D, d’autant plus qu’ils sont décrits et localisés dans de multiples bases de données techniques. C’est le modèle de la carte 1:1 dont j’ai montré ailleurs à quel point il travaillait l’imaginaire du géonumérique.
Par ailleurs, pour faire vrai, on pourra facilement peupler ces maquettes avec des représentations réalistes de personnages humains et d’animaux tirées des bibliothèques numériques, où elles sont classées par sexe, âge, ethnie, profession… Ces figurines numériques seront disposées spatialement selon des algorithmes « intelligents » qui tiendront compte de la nature des lieux, de l’heure, etc. Pensez simplement à tous ces personnages achetés sur étagère qui hantent déjà les représentations 3D de tous les projets d’urbanisme actuels. Ils semblent passer de l’un à l’autre comme des figurants professionnels.
Dès lors que l’ensemble du monde inerte et vivant deviendrait synthétiquement modélisable, la seule signature d’une géovue empirique serait le visage humain, prouvant que quelqu’un de réel était présent dans la vue. On voit assez bien le paradoxe. C’est le floutage d’une personne dans une vue Streetview qui deviendrait la marque de son authenticité. Les créateurs des globes virtuels seraient alors condamnés à flouter les visages de leurs figurines numériques pour les rendre réalistes. A moins que les globes virtuels ne deviennent les seuls endroits sur le Net où il serait possible de voir des gens à visage découvert. Mais Google pourrait aussi utiliser ses technologies de reconnaissance faciale pour retrouver l’identité d’une personnes présente dans la vue. La société lui proposerait alors de laisser son visage à découvert, en échange, par exemple, de sa promotion mondiale sur le site de Google pendant une période de temps donné. Warhol avait bien prévu que dans le futur chaque individu aurait droit à un quart d’heure de célébrité.
Arrivé à ce stade de la technique, on peut imaginer qu’il serait possible de renvoyer à la caméra, grâce à une puce Rfid par exemple, non son vrai visage mais celui d’un de ses avatars, un de ceux qu’on utilise dans un monde virtuel de type Second Life ou dans un jeu vidéo. Les vues Streetview seraient alors peuplées de créatures fantasmagoriques, elfes ou démons, humains mâles ou femelles à la plastique parfaite. Cela enlèverait définitivement à ces vues leur statut de preuve de réalité (au fait de quelle réalité parle-t-on ?), mais cela les rendrait nettement plus amusantes.
Death Note
Cette problématique de l’identité liée au nom et au visage dans le monde contemporain, c’est tout le sujet du manga « Death Note » de Takeshi Obata et Tsugumi Ōba (ici le site officiel et là l’article wikipedia). Sans rien dévoiler de l’histoire, le Death Note est un cahier venant du monde des dieux de la mort. Celui qui le détient peut tuer une personne en écrivant son nom dans le cahier, à condition de connaitre aussi son visage et de respecter un nombre très important (et croissant) de règles. Cette obligation pour le meurtrier de connaître les noms et les visages de ses victimes et pour celles-ci de les tenir cachés, dans un monde où noms et images se mettent à circuler partout, donne lieu à un suspense passionnant et complexe, au moins dans les 6 premiers volumes. Les personnages doivent ruser avec l’information, effacer les traces de leur passage dans les systèmes informatiques, échapper aux caméras de surveillance et de télévision, gérer soigneusement leurs déplacements dans les zones en vue. Excellent « analyseur » du monde qui émerge avec Streetview et consorts, ce manga est à découvrir en tout cas, que l’on soit ou non fan du genre.
Merci à PO pour le lien sur Streetview à Rome et à ce site pour la première illustration. Les dernières sont tirées de Death Note (respectivement volume 2 et 8 ) dans l’édition française chez KANA (Dargaud-Lombard).
Bon article et assez inquiétant. En tapant deja dans le moteur mon nom et mon prénom je suis tombé sur une image à moi alors qu’elle n’était publiée que sur mon blog (sur lequel je ne fait pas de pub).
Quoiqu’il en soit, je pense qu’on y arrive à ce genre de « service » (sévices ?).
Goo… Big Brother vous regarde, souriez !
Vraiment merveilleux cet article. Il n’a rien avoir avec de la prospective, les précédents billets le montrent bien. Néanmoins, on se retrouve face au ‘sense of wonder’ propre à la science-fiction. Ce ou ces mondes virtuels qu’on a en tant vu dans nos récits de science-fiction Ubik de Philip K. Dick, Neuromancien de Wiliam Gibson. La carte numérique à l’échelle 1:1, en temps réel, de Nulle Part à Livérion de Serge Lehman. Aujourd’hui, nous n’y sommes pas encore, mais si la SF n’est pas la mode (cf http://generationscience-fiction.hautetfort.com/archive/2007/12/28/la-sf-n-est-pas-a-la-mode-1.html), c’est bien une des raisons.
Certes, tout cela fait vraiment rêver et nous pouvons voir ce monde virtuel comme le début d’une nouvelle ère. Un monde comme seuls les auteurs de SF l’avaient imaginé. Mais d’autres part, nous avons plus que des inquiétudes vis à vis de la naissance de ce nouveau monde. Quand certains voient une dimension supplémentaire de notre société, d’autres voient la mort de la vie réelle. Ces dix derniers jours de mai font l’objet à Strasbourg de « dix jours sans écrans » (cf http://alsace.france3.fr/info/43140956-fr.php). Le « syndrome de déficit nature » ressasse souvent les mêmes généralités (Cf http://www.cyberpresse.ca/article/20080517/CPENVIRONNEMENT/805171025/6108/CPENVIRONNEMENT), mais lorsqu’on discute un peu et qu’on entend qu’une seule petite fille dans une classe de CE1 a été capable d’identifier un pissenlit lors d’une ‘sortie nature’, il y a de quoi réfléchir.
Avec le cyclone Nargis, on voit aujourd’hui le décalage entre le miracle du monde géonumérique et la réalité politique : Voir l’étendue des dégats a été aisée avec toutes ces images satellites, mais après quinze jours, aller aider les victimes est toujours une galère.