(Début: New-York-Liberty City, ville réelle-imaginée (1) )
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Décalage
Le décalage entre l’imaginaire Liberty City et la réelle New-York est donc voulu par les créateurs du jeu. Ceux-ci mettent en scène une ville dont la ressemblance à New-York crève les yeux, mais en déguisent la topographie et en camouflent légèrement la toponymie. RockstarGame a toujours suivi cette politique. GTA San Andreas mettait en scène 3 villes reliées entre elles dont les noms laissent facilement deviner leurs jumelles réelles de l’Ouest américain: Los Santos, San Fierro, Las Venturas. Une part de prudence juridique explique vraisemblablement à ce choix. C’est une manière d’éviter des réactions trop fortes et d’éventuels procès de la part des représentants des villes dont l’image est ainsi utilisée. Dès avant la sortie du jeu, la bande annonce du futur GTA IV a suffit à inquiéter les élus de la Grande Pomme (voir aussi ici) . C’est la New-York des années 70 et 80, celle d’avant les mandatures Giuliani et Bloomberg et d’avant la croissance économique stoppée récemment par la crise liée aux subprimes qu’évoque en effet Liberty City : une métropole marquée par un haut niveau d’insécurité, de saleté, de violence, de pauvreté et plombée par des finances en berne. Et les édiles, furieux de voir leur politique d’image brouillée par GTA IV, de rappeler que New-York est actuellement une ville sûre, que les statistiques de vols de voiture et de meurtres n’ont fait que baisser depuis le début du mandat de Bloomberg, ce que ne manque d’ailleurs pas de confirmer n’importe quel visiteur ayant pratiqué Manhattan aux deux époques.
Un autre exemple de conflit bien connu (et bien documenté sur Wikipédia) est l’action de l’Eglise d’Angleterre en juin 2007 contre Sony, fabricant de la console sur laquelle tourne le jeu Resistance: Fall of Man. Ce jeu se situe dans une Angleterre des années 50, réalité alternative mâtinée de science-fiction. Le point de conflit est une scène de carnage d’aliens à l’intérieur d’une reconstitution très détaillée de la Cathédrale de Manchester (voir cette vidéo sur YouTube). L’Eglise d’Angleterre, très peu favorable aux jeux vidéo en général et à ce type de jeux dits FPS (First Person Shooters) en particulier, dénonçait le fait qu’on utilise sans son autorisation un lieu d’étude, de prière et de mémoire pour y organiser des combats avec des armes à feu. Elle parlait de désacralisation virtuelle. Elle mettait aussi en cause le caractère irresponsable de ce jeu dans le contexte local de Manchester, qui venait de connaître dans les jours précédents trois homicides par arme à feu. L’Eglise demandait que Sony présente des excuses, que la cathédrale soit enlevée des rééditions du jeu et que la société paye des indemnités à l’Eglise pour financer son travail avec les jeunes contre la violence. Sony se défendit en arguant du fait qu’il s’agissait d’un univers de fantaisie et de science-fiction et qu’il est courant d’utiliser des bâtiments historiques dans les industries de loisir. Par ailleurs selon la société – qui retrouve à ce propos le décalage entre monde imaginaire et monde réel pratiqué par Rockstar – si l’église du jeu a quelque ressemblance avec la cathédrale, l’objectif n’était pas de modéliser celle-ci en particulier mais de s’en inspirer pour évoquer une vielle église en général. Autrement dit, il s’agirait bien de la Cathédrale de Manchester mais pas tout à fait quand même.
Finalement l’Eglise obtint les excuses demandées mais ni les indemnités ni la suppression du combat dans la Cathédrale. Le débat très instructif qui s’engagea à propos des droits qu’aurait l’Eglise d’Angleterre sur la reproduction d’un de ses bâtiments dans un jeu vidéo dissuada visiblement l’Egise d’aller en justice. De nombreux juristes s’avérèrent en effet très sceptiques sur la bonne fin d’une action judiciaire en ce domaine. Il semble que la controverse et sa couverture médiatique ait immédiatement dopé les ventes de Resistance: Fall of Man. Celui-ci gagna une récompense quelques mois après, contre laquelle s’éleva en vain l’évêque de Manchester.
Mauvais genre
Il est facile de pointer dans les deux cas le manque d’humour de ces réactions et de moquer des responsables incapables de distinguer ce qui relève de la réalité et ce qui relève de la fiction, du jeu et de la vraie vie, de l’homme et de l’alien. C’est vrai, mais peut-être un peu rapide car c’est justement de cette ambigüité que jouent Rockstar et Sony. On peut aussi remarquer avec les auteurs du site Digital Urban que New-York a été souvent décrite au cinéma comme une ville dangereuse sans que cela ait posé autant de problème que dans un jeu vidéo. C’est aussi un argument utilisé par Sony qui s’empresse de citer des films pour sa défense : la Tokyo Tower de Godzilla et bien entendu l’Empire State Building de King Kong. On peut répondre que l’usage d’un bâtiment religieux pose un problème un peu différent. Le joueur Zarkseven note cependant que le caractère sacré de la Cathédrale de Manchester n’est pas très apparent dans le jeu. Très endommagée, elle est presque vide et fait d’autant plus penser aux ruines fumantes des bombardements de la deuxième guerre mondiale que le jeu est justement censé se passer dans les années 50. D’ailleurs, comme il le remarque, la Cathédrale de Manchester a été la deuxième Cathédrale la plus endommagée d’Angleterre après Coventry, ce qui renforce la réalité de la modélisation, tout en la désactualisant.
Le côté « mauvais genre » du jeu vidéo joue donc clairement en sa défaveur. Objet culturel plus récent et perçu comme moins noble, il est plus facile à critiquer qu’un « septième Art » installé et reconnu. Mais cet argument est un peu dépassé lui-aussi. En effet, comme on l’a vu, GTA IV marque l’entrée officielle du jeu vidéo dans le champ culturel officiel, à côté du cinéma … Cette réaction au genre va donc vraisemblablement s’atténuer au cours du temps au fur et à mesure que le poids économique de l’industrie vidéoludique va s’accroître. Par ailleurs, je n’ai pas fait de recherche, mais il m’étonnerait que certains élus ne se soient pas offusqués dans le passé de l’image déformée que certains films auraient donnée de leur ville.
Viens donc jouer chez moi
Les élus et les décideurs économiques ont de fait pris conscience depuis longtemps qu’être le site d’un long-métrage de fiction ou d »une série télé était pour une ville ou une région un facteur de notoriété et générait un revenu qui dépassait le simple effet économique direct du tournage. Les collectivités locales se sont mises à investir fortement dans le cinéma pour servir de décor (voir ce billet). Peut-on s’attendre alors à ce que les villes subventionnent des studios pour être modélisées dans leurs jeux ? C’est vraisemblable. Les villes sont déjà entrées en compétition pour disposer de la représentation virtuelle 3D la plus réaliste. En France les projets de Rennes et Cannes sont bien connus mais plusieurs autres villes se sont lancées avec des technologies diverses. De nombreuses sociétés se sont placées sur ce marché, y compris Google avec son programme Ville en 3D.
Il est évident que l’ouverture de ces univers 3D des villes vers les jeux vidéos se fera. Bien sûr les technologies mises en œuvre ne sont pas tout à fait les mêmes mais de multiples ponts peuvent être établis. Un marché de la maquette 3D ludique va apparaître dans la foulée du Serious Game – s’il n’est pas déjà là – et pourra prendre plusieurs formes. On peut imaginer qu’en échange du financement d’une collectivité les développeurs de jeu ajoutent des mods à leurs création pour que certaines versions y soient localisées. Les créateurs de modèles 3D pourront aussi acheter des moteurs de jeux ou sous-traiter des développements ad hoc afin d’animer leurs maquettes numériques, pour l’instant plutôt vides et statiques. Des options intermédiaires existeront certainement ainsi que d’autres types de partenariats.
Bien sûr toutes les villes ne pourront avoir accès aux mêmes modélisation. Les budgets ne seront pas les mêmes selon l’option choisie. Obtenir qu’une mission de GTA VIII se passe à Romorantin coûtera évidemment plus cher que d’offrir la possibilité au touriste de visiter Romorantin dans une interface de type Need for Speed version 1994 en choisissant sa voiture parmi trois modèles proposés par le concessionnaire du coin grâce à un lien sponsorisé. Les villes actuellement modélisées dans les jeux sont soit des grandes métropole: New-York, San Francisco, Londres, soit des lieux mythiques et mondialement connus, le plus souvent américains, en tout cas en relation avec la culture globalisée : Las Vegas, Miami ou Honolulu. Même si des initiatives locales de création et de choix originaux – par exemple liées à un développement du jeu open-source – pourront bouleverser cette hiérarchie, le standing, la notoriété et la richesse des villes détermineront en large partie la complexité et la richesse de leur modélisation dans les univers ludiques.
L’usage du jeu vidéo dans le marketing territorial nécessitera par ailleurs un doigté certain. Les édiles souhaiteront bien sûr offrir des activités plus amusantes que se promener entre des bâtiments vides et cliquer sur les vitrines pour avoir accès au site Web des magasins. Mais pratiquer le car jacking, braquer des banques ou même dézinguer tranquillement des aliens dans des bâtiments publics risque de ne pas être du goût des services de communication municipaux. La gestion des images de lieux réels dans des univers numériques va devenir une question importante dont la dimension culturelle ne doit pas être sous-estimée.
Dissonance géoculturelle
Tom Ewards, ancien stratège géopolitique sénior chez Microsoft, est maintenant le principal consultant de la société Englobe. Celle-ci vise à aider ses clients à maximiser la diffusion globale de leurs produits en minimisant le risque lié à la non prise en compte du contexte local social, religieux, culturel, politique, etc. dans le développement de ces produits (voir une explication ici). Les exemples de GTA IV ou Resistance: Fall of Man doivent donc être vus comme une illustration de la globalisation accélérée de l’industrie du jeu vidéo. Selon Edwards, les compagnies mondialisées vont se heurter de plus en plus souvent à des campagnes de boycott, organisées ou spontanées, pour que soient retirés de marchés locaux certains produits ou services qui heurtent les convictions d’une communauté. Au-delà du côté politiquement correct et premier degré de la démarche, Edwards met en évidence un phénomène intéressant qu’il appelle une dissonance géoculturelle. Celle-ci naîtrait de la collision de deux univers : d’un côté les espaces virtuels et ludiques des jeux vidéo massivement multi-joueurs mondialisés; de l’autre un ensemble de croyances, de principes ou d’idées localement défini défendu par des personne ou des groupes du monde réel. Cette confrontation crée ce qu’il appelle des interférences et des attentes géoculturelles qui peuvent être fortes et auxquelles les sociétés du jeu vidéo et, plus généralement, de l’Internet devront apprendre à répondre (en mobilisant si possible l’expertise d’Englobe, cela va sans dire).
Le décalage dont nous parlions plus haut est donc à mettre en relation avec cette dissonance géoculturelle, née de la confrontation d’un monde virtuel à visée globale et universelle et d’un monde réel approprié culturellement, habité et contextualisé localement. Mais ces questions ne sont pas propres au jeu vidéo. Elles se sont déjà posées pour d’autres moyens d’expression et en particulier pour le cinéma. Il faut alors comprendre en quoi le jeu vidéo pourrait renouveler cette problématique.
(à suivre : Liberty City, ville réelle-imaginée (4) L’espace et les lieux dans les livres et les films)
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