New-York-Liberty City, ville réelle-imaginée (4)

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L’espace et les lieux dans les livres et les films

Source : F. Moretti. Graphes, cartes et arbres

J’ouvre ici une question complexe que je ne peux qu’effleurer mais dont je pense qu’elle sera au cœur de la dimension culturelle du monde géonumérique émergent. Bien avant les jeux vidéos, la littérature s’est déjà appuyée sur des lieux réels pour construire des mondes imaginaires. La question des relations entre le Londres et le Paris du XIXè siècle et ceux des œuvres de Dickens, Balzac ou Zola relèvent traditionnellement de la critique littéraire, même si celle-ci a souvent opté pour un axiome d’indépendance entre l’espace textuel et l’espace réel. Franco Moretti va ainsi à contre-courant en proposant des techniques nouvelles pour analyser les œuvres littéraires qui donnent une place importante aux cartes comme dans l’Atlas du roman européen (voir aussi ici) ou dans Graphes, cartes et arbres, chez l’éditeur Les prairies ordinaires dont est extraite l’illustration ci-dessous. Celle-ci  présente l’opposition entre l’espace des héros parisiens des romans du XIXè siècle – essentiellement le quartier latin – et celui des « objets de leur désir », un arc qui va du Faubourg Saint-Germain à la Chaussée d’Antin. L’essai de Bertrand Westphal sur la Géocritique ouvre dans ce domaine des perspectives théoriques passionnantes.

Pour le cinéma, l’espace n’est pas comme il l’est pour la littérature un simple matériau narratif, qu’il peut choisir ou non de mobiliser. Le cinéma est par essence spatial. La caméra se place dans un espace et y détermine un volume qui sera rendu dans les deux dimensions de l’écran. Le rapport à l’espace du cinéma est donc plus étroit que celui de la littérature. L’espace y est montré et non décrit ou évoqué, même si bien entendu les cinéastes ont toutes les libertés pour trahir, pervertir, inverser, bousculer, renverser l’espace euclidien et matériel de notre réalité. Il n’en demeure pas moins que, pour reprendre les termes de Tom Conley dans son Cartographic cinema, le cinéma peut être vu comme une « machine localisante » (locational machinery), un « appareillage de projection similaire à la cartographie » (a projective apparatus similar to cartography). Un film peut donc être envisagé comme une réalisation cartographique et sa vision comme une expérience spatiale.

romeDe nombreux films sont d’ailleurs devenus emblématiques des endroits où ils ont été tournés (Manhattan, La Dolce Vita, Paris nous appartient, Chinatown pour ne citer que quelques exemples parmi les plus connus ). Et certaines villes sont devenues indissociables des films qui y ont été tournés (lire à ce propos l’encyclopédie « La ville au cinéma« ). A Rome, par exemple, des panneaux disposés dans les rues rappellent les films qui les évoquent et une brochure touristique récapitule les principaux lieux de tournage romains. Paradoxalement, même si l’espace évoqué est imaginaire, comme dans le cas du film Harry Potter, le lieu de tournage suffit souvent à générer du tourisme comme je le remarquais dans ce billet sur le jet-setting. Le lien entre le lieu imaginaire du film et le lieu réel (ou rendu tel par le tournage) est donc particulièrement fort.

Même si elle est très riche, l’expérience spatiale du film est toujours liée au point de vue du cinéaste. Celui-ci ne représente jamais la ville dans son ensemble. Il y place une intrigue, des personnages, y sélectionne des endroits et des vues qu’il réagence à son gré. Même dans le cas d’une petite ville, il ne peut évidemment donner qu’un aperçu de son extension, un choix de lieux et d’ambiances. Il s’agit d’une reconstruction de la réalité sociale et spatiale du lieu, qui obéit, dans la plupart des cas, aux objectifs de l’histoire que l’auteur veut raconter. Dans le cas d’un grand réalisateur ou d’un grand film, ce point de vue particulier sur le lieu peut toutefois atteindre une ampleur et une université telles que la représentation qu’il en propose vient rejoindre, synthétiser, voire transcender les expériences concrètes et les images que chacun des spectateurs a du lieu réel.

Jeu vidéo et culture du lieu

Le jeu vidéo procède d’une autre manière. D’abord, l’équipe de développement modélise l’espace en question de manière systématique. Il ne s’agit pas d’être exhaustif, mais d’échantillonner en quelque sorte l’espace réel pour en fournir une représentation bien sûr fidèle mais surtout la plus diverse et la plus variée possible. Richesse et cohérence internes de la modélisation sont aussi – voire plus- importantes que la fidélité à la réalité. C’est le principal élément qui ressort des témoignages des joueurs de GTA IV présentés dans le premier volet de ce billet. L’espace créé sera investi ensuite par le joueur en fonction du scénario du jeu. Mais le joueur doit conserver une large part de liberté dans la manière dont il va investir l’espace numérique qui est mis à sa disposition. Il peut y réaliser différentes missions, seul ou à plusieurs. Il peut aussi simplement se promener et arpenter cet univers virtuel comme il le ferait dans Second Life par exemple. Contrairement au cinéma, l’univers du jeu doit exister indépendamment du scénario. Le cinéma est un spectacle dont la nature est collective. Nous voyons tous le même film. Même quand il est joué à plusieurs, le jeu vidéo doit donner à chacun le sentiment d’une expérience personnelle.

Un univers de jeu vidéo n’est pas un simple paysage même très réaliste. Il faut que les déplacements, la maniabilité des armes et des véhicules, les réactions des objets et des êtres animés soient rendus correctement. La critique de The Getaway que l’on peut trouver ici et surtout les commentaires qui y sont associés illustrent bien le fait que la réussite ne repose pas en priorité sur la fidélité de la ressemblance à la ville réelle, mais sur la capacité à la rendre vivante. Une modélisation hyperréaliste accompagnée d’une mise en scène de type cinématographique peut donc échouer à faire un grand jeu.

Car la réussite ne passe pas simplement par une modélisation adéquate des bâtiments, des paysages, des ambiances, des objets et des actions. Pour Hilary Goldstein, si Liberty City est une ville qui semble vivre et respirer, si elle ne paraît pas artificielle comme celle des autres jeux, c’est aussi par ce qu’elle a sa propre culture. Il y a ainsi plus de 200 chansons de tous genres et époques dans la bande son de GTA IV que l’on peut écouter sur les autoradios des voitures que l’on vole. Nombre de ces chansons ont été enregistrées ou réenregistrées en y ajoutant des références directes à Liberty City, comme si celle-ci avait des dizaines d’années de culture bien à elle. L’utilisation des moyens de communications modernes (GPS, emails, téléphone portable, …) contribue aussi à cette impression de vie. On peut voir des shows et des publicités à la télé. Le monde de Liberty City inclut même le cyberespace. Le joueur peut se connecter sur Internet pour aller consulter un site Web d’actualité sur la ville où il peut voir publier les annonces de ses propres méfaits. Le manuel du jeu prend d’ailleurs la forme d’un vrai City Magazine, On Liberty, qui présente les sites à voir, les endroits où sortir, les radios à écouter et les gadgets du mois.

Anecdote familiale

Un jeu vidéo c’est donc d’abord une expérience d’immersion active dans un lieu et les rapports qui relient l’espace du jeu et l’espace réel sont d’une nature plus totale, moins visuelle et cérébrale, plus kinesthésique, que celle du cinéma. Une anecdote familiale à ce propos. Lors d’un séjour aux Etats-Unis en famille il y a plusieurs années, nous venions d’arriver à San Francisco après une longue journée de voyage et nous faisions un tour de la ville en voiture depuis notre hôtel. Arrivés au coin de Lombard Street et de LeavenWorth Street (c’est à dire précisément ici), au moment où nous laissions sur notre gauche les jardins en gradin de Lombard Street, nous entendîmes la voix ensommeillée de notre fils assis sur la banquette arrière :

– J’ai l’impression que je suis déjà venu ici.

– Mon grand, ce serait étonnant. C’est la première fois qu’on vient à San-Francisco, toi comme nous.

– Si, si je t’assure. Je connais cet endroit … Si tu continues la rue, cela va descendre, et juste en face on va voir la mer avec une île. Je suis déjà passé par ici.

– !?

– Ca y est, je sais ! C’était dans le jeu Midtown Madness !

On peut mesurer sur la vidéo ci-dessous le caractère sommaire de la modélisation de San Francisco que propose Midtown Madness 2 . Cela n’empêche pas un garçon de dix ans d’avoir assimilé au souvenir réel d’un lieu ce qui n’était que l’expérience virtuelle d’un jeu.

NB. Pour ceux qui apprécient modérément Queen, la séquence dans Lombard Street dure de la 50ème à la 60ème seconde de la vidéo

Espaces réels-imaginés

Bien sûr n’importe quel français – n’importe que terrien – débarquant en Californie a un sentiment de déjà vu. L’omniprésence des espaces américains dans les films et les séries vidéo suffit à donner une impression de familiarité avec les lieux réels. Le jeu vidéo accentue cependant cette familiarité en lui proposant un parcours à la fois individuel et topographique et en ajoutant – comme l’illustre GTA IV –  une dimension proprement culturelle à cette expérience.

Notre expérience des lieux dépasse largement la fréquentation réelle que nous pouvons en avoir. Nous les connaissons par les livres d’histoire et de géographie, les guides touristiques, les bandes d’actualité, les articles de journaux mais surtout par les romans, les chansons, les films et les vidéos de fiction …   Le terme de représentation, habituellement utilisé en géographie pour décrire ces reproductions de lieux réels est en fait mal adapté, surtout pour rendre compte des productions imaginaires. Celles-ci sont des fabrications personnelles ou collectives qui mettent en scène les lieux, les prolongent, les font vivre et les transforment. Elles constituent pour leurs lecteurs ou spectateurs des expériences de ces lieux qui, même si elles relèvent de la fiction, évoquent des endroits réels et produisent consciemment ou inconsciemment une (re)connaissance de ceux-ci. Ces expériences peuvent dans le cas d’œuvres emblématiques avoir un effet retour qui amène certains lieux à ressembler aux productions imaginaires  auxquels ils ont servi de référence (voir le billet sur le set-jetting).   Le jeu vidéo vient s’ajouter à ces modes anciens en proposant une expérience riche, active et polysensorielle de ces lieux imaginés. Ces différentes productions imaginaires se citent d’ailleurs les unes les autres, directement ou indirectement, et forment une chaîne continue de références et d’échos.

La diversité de ces connaissances imaginaires ou virtuelles des lieux peut être rapprochée de celle des connaissances sensibles. Selon qu’on a visité un endroit en touriste individuel, en voyage organisé, que l’on y a habité ou qu’on l’a fréquenté plus ou moins régulièrement, on en garde en mémoire une image différente. Il est souvent difficile de démêler dans les connaissances que nous avons des lieux celles qui proviennent d’une présence réelle et celles qui sont issues d’une expérience imaginaire. C’est vrai quand on tente de visualiser mentalement un lieu à distance et donc de mobiliser son expérience réelle à travers des souvenirs. C’est aussi vrai quand on visite physiquement un lieu : nos perceptions sont conditionnées et orientées par les expériences imaginaires que nous en avons eues.

On peut envisager ce phénomène à la manière de Baudrillard comme une dissolution de la réalité et l’émergence d’une hyperréalité dans laquelle le vrai et le faux, le réel et le virtuel se confondent ; ou bien comme le  » stéréotype généralisé de la fiction urbaine » qui est pour Marc Augé dans son livre L’ impossible voyage ‘ Ed. Rivages) l’avenir obligé du voyage.  mepropolisLe géographe W. E. Soja est un des premiers dans son livre Thirdspace à avoir  tenté  de dépasser l’opposition entre ce qu’il appelle Firstspace (l’espace de la matérialité, de la réalité quotidienne, des processus physiques et des pratiques sociales) et Secondspace (l’espace des idées, des  représentations, des signes, des textes des images et du logos qui est aussi le niveau du discours, du contrôle et de la surveillance). Il propose une manière « tierce » (thirding) d’envisager l’espace, fondée sur une imagination spatiale qui incorpore et intègre l’espace matériel et l’espace mental et permet d’explorer ce qu’il appelle les  espaces réel-imaginés dans lesquels nous vivons et que nous (re)créons en permanence.  Dans Postmetropolis il tente de généraliser son approche en théorisant à propos de Los Angeles  l’émergence des Simcities, nouveaux lieux où différentes formes de simulation numérique ont commencé à remplacer insidieusement la réalité tant pour les urbanistes, les politiques, les hommes d’affaire que pour les habitants. Mais toutes ces théorisations sont peut-être un peu hâtives. Plutôt que de postuler a priori l’avènement du règne de la confusion et de l’illusion, il semble plus utile de tenter de comprendre comment fonctionnent les circulations entre les différents modes de connaissance que constituent ces expériences mutiples des lieux, qu’elles soient virtuelles ou réelles, imaginaires ou documentaires, en les replaçant par exemple dans des contextes de production et d’usage bien déterminés : tourisme, promotion locale, planification urbaine, information locale, loisirs, publicité…

Technologies géonumériques

Il serait à ce propos très surprenant que les techniques géonumériques n’aient pas un impact sur la production et la réception de ces connaissances imaginaires des lieux. J’ai déjà abordé cette question dans mon billet sur le set-jetting. Les techniques numériques permettent évidemment une connexion entre les différents médias qui était impossible jusqu’alors. Il va devenir plus facile d’avoir accès en même temps à un roman, une chanson, un film dont on sait qu’ils font référence à un lieu donné. Pour cela un gros travail de localisation des contenus culturels est nécessaire mais le géoréférencement des collections des musées, des cinémathèques et des bibliothèques a déjà commencé. Il va poser des problèmes intéressants, car les espaces imaginaires ne peuvent être simplement rabattus sur leurs référents « réels ». L’imagination travaille de manière  plus complexe et subtile et il faudra trouver des moyens d’expressions adaptés à des connexions plus métaphoriques. Grâce au matériel nomade et à Internet, il deviendra possible de mobiliser ces productions imaginaires in situ, en complément ou en opposition avec les perceptions concrètes qu’on aura des endroits où l’on se trouve. La visualisation conjointe des lieux imaginaires évoqués par différents médias et des espaces concrets ouvre aussi des questions inédites et non triviales de géovisualisation.

New-York-Liberty City peut dès lors être envisagée comme un premier exemple abouti de la manière dont s’établissent de nouvelles connexions entre espaces imaginaires et espaces réels.

FIN

4 réflexions sur “New-York-Liberty City, ville réelle-imaginée (4)

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