Vues anormales des vies normales
Sous ce joli titre, Philippe Dagen présente dans le Monde 2 du 4 avril 2009 le travail de deux photographes : Lucie de Barbuat et Simon Brodbeck. Les photographies publiées dans le magazine peuvent être visualisées ici. On en trouvera d’autres sur le site des artistes.
Grâce à l’usage d’un pied télescopique et mobile, les deux photographes captent des scènes de la vie quotidienne, prises depuis le dessus. P. Dagen voit dans ce dispositif une géométrisation du monde sensible : « les vivants deviennent des gisants, les lits des dessins, les espaces des plans, la vie une géométrie et une énigme ». Il perçoit d’abord l’étrangeté que ce point de vue donne à des scènes quotidiennes et insiste sur la dimension artistique de ce travail. Il le rapproche des « tableaux-pièges » de Spoerri dans lesquels celui-ci accroche au mur des tables sur lesquelles il a collé les assiettes et les reliefs de repas. On y trouve en effet le même basculement de l’horizontal au vertical.
Pour évoquer ce qu’ils appellent des « scènes de vie », les artistes évoquent aussi sur leur site un « espace défini » et un « cadre rigoureux« . L’appareil photographique ne s’interpose plus entre le photographe et le sujet. Son oubli permet au sujet de trouver une « pose qui n’est qu’attitude naturelle, anodine ». La confrontation entre ce quotidien banal et une esthétique stricte agit pour eux comme « un révélateur de sentiments » qui permet de « présenter les multiples facettes de « moments sincères ». Si les mots clés des photographes pour qualifier leurs images sont ambivalents : « bien-être, inquiétude, tendresse, solitude, complicité, jeu, repos », ils renvoient tous au registre du personnel et du sensible
Géométrie ou sentiment ?
Quand on observe les images, et abstraction faite de l’utilisation subtile de la lumière, on voit que l’effet produit est très lié à l’angle de la prise de vue. Les images prises à la parfaite verticale (d’ailleurs toutes situées en intérieur) sont épurées, géométriques et un peu dérangeantes. Les images obliques (elles toutes en extérieur) sont charnelles, émouvantes et plutôt mystérieuses. C’est un phénomène bien connu des géographes du paysage. Ceux-ci distinguent classiquement depuis les travaux de Brossard et Wieber [1] la vue du dessus et la vue du dedans. On lira ainsi l’article de l’encyclopédie électronique Hypergéo consacré par le laboratoire Thema au statut spatial du paysage. Pour Serge Ormaux, de la même équipe, la «vue du dedans » relève traditionnellement de la vie quotidienne, de l’esthétique et de la subjectivité tandis que la « vue du dessus » renvoie au levé technique, à l’objectivité et aux stratégies d’aménagement. C’est aussi le monde de la cartographie, seule susceptible de fonder une collecte d’information objective et fiable et donc in fine de la géomatique. Ormaux parle très significativement pour le premier d’un espace égoréférencé qu’il oppose à l’espace géoréférencé.
En se libérant de la vue tangentielle au sol pour proposer des vues qui vont du vertical en projection au légèrement oblique, Lucie & Simon illustrent le trouble qui nous prend quand on passe de cet espace égoréférencé qui nous est familier à l’espace géoréférencé abstrait de la carte. On peut remarquer que s’il est rare en photographie, ce type de vue est très courant au cinéma. La grue a été inventée pour permettre des prises de vue décalées en hauteur par rapport à la scène. Les vues obliques font partie du langage cinématographique et les plans zénithaux n’y sont pas rares non plus. Le regard cinématographique articule depuis très longtemps dans un langage cohérent ces différents types de vues et les agence pour raconter une histoire fictionnelle ou documentaire dans un espace.
Articuler espaces égo et géoréférencé
Comme je l’écrivais dans mon billet Capteurs sensibles, les captures photographiques sont de plus en plus nombreuses et diversifiées. Elles peuvent exprimer aussi bien les espaces égoréférencés (photographies au sol sur Flickr et Panoramio, Streetview, vues 3D des globes virtuels (voir ce billet), … ) que les espaces géoréférencés (plans et vues aériennes des sites cartographiques). Mais on constate aussi l’émergence de vues intermédiaires comme les vues obliques de Virtual Earth ou … celles des caméras de surveillance urbaine, souvent placées en hauteur.
Le mât télescopique (du type de celui utilisé par Lucie & Simon ?) est déjà devenu un des outils habituels de la photographie aérienne à basse altitude, à côté du ballon captif, du cerf-volant ou de l’hélicoptère (voir par exemple ici le site de la société commerciale dont j’ai repris l’illustration ci-dessus). Ces photographies obliques se multiplient pour répondre à des besoins très variés qui vont de la mesure d’objets inaccessibles ou cachés jusqu’à la présentation avantageuse de sites sur le Web en passant par le suivi de travaux. Peut-on dès lors penser qu’elle pourront contribuer à aider l’utilisateur à articuler espaces égo et géoréférencé dans la représentation de ses projets, individuels ou collectifs?
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[1] Brossard T. et Wieber J.-C. (1984). « Le Paysage, trois définitions. Un mode d’analyse et de cartographie. » L’espace géographique 13 (1): 5-12