La traduction française de Netherland, subtil et émouvant roman de Joseph O’Neill sort ces jours-ci aux Editions de l’Olivier. Au-delà des qualités de l’ouvrage, je le mentionne ici car c’est à ma connaissance la première fois que Google Maps est utilisé dans une œuvre purement littéraire (si vous avez un exemple antérieur, merci de le mettre en commentaire). Google Maps est définitivement entré dans nos vies, la preuve: il est déjà dans la fiction.
Oh, bien sûr, Google Maps n’est pas au cœur de l’intrigue de Netherland. Le livre raconte l’histoire de Hans, financier hollandais exilé à l’Hôtel Chelsea dans le Manhattan de l’après 11 septembre tandis que sa femme Rachel et son fils Jake sont retournés à Londres. Hans rencontre Chuck Ramkissoon, un homme d’affaire originaire de Trinidad, étrange et fascinant, qui a pour projet d’implanter le jeu de cricket aux Etats-Unis. Google Maps n’intervient que dans deux courts passages, qui méritent d’être cités, même dans ma traduction personnelle non homologuée, pour leur qualité littéraire et leur profondeur de réflexion.
Le premier extrait se trouve au milieu du livre. Hans souffre de l’absence de son fils reparti avec sa mère en Angleterre.
Il n’y avait pas d’évolution dans mon mariage non plus. Mais, grâce à la fonction satellite de Google je m’envolais nuit après nuit et je voyageais clandestinement jusqu’en Angleterre. Partant d’une carte hybride des États-Unis, je déplaçais le curseur à travers l’Atlantique Nord et je commençais ma chute depuis la stratosphère vers, successivement, une Europe brune, beige et verdâtre, délimitée par Wuppertal, Groningen, Leeds, Caen […] ; puis cette région de l’Angleterre située entre Grantham et Yeovil, celle entre Bedford et Brighton, et enfin le Grand Londres, les pièces nord et sud du puzzle découpées par la Tamise et qui ne s’emboîtent jamais parfaitement. Dans le labyrinthe de routes couleur moutarde, je suivais la rivière vers le Sud-Ouest jusqu’à Putney, zoomais entre Lower et Upper Richmond Road et, avec la photographie seule, je descendais enfin sur Landford Road. C’était toujours une journée claire et belle – et hivernale si ma mémoire est bonne – avec les arbres brun pâle et des ombres longues. De mon point de vue d’aéronaute posté à quelques centaines de mètres de hauteur, la scène était sans profondeur. La fenêtre de mon fils était bien visible, et la piscine gonflable bleue et la BMW rouge, mais il n’y avait pas moyen de voir davantage, ou plus profondément. J’étais coincé.
Par coïncidence, les fois où je venais réellement à Londres, j’étais traité comme si j’avais survécu à un voyage en fusée depuis la planète Mars. «Je suis crevé », finissais-je par admettre au dîner, et les parents de Rachel secouaient la tête pour acquiescer en évoquant la pénibilité de mon voyage et le décalage horaire, signal que je pouvais rejoindre la chambre de Jake à l’étage.
La seconde mention se trouve à la toute fin du livre. Le voyage se fait cette fois en sens inverse, de Londres où Hans se trouve alors, vers Brooklin et le terrain de cricket de Chuck. Je ne cite pas tout le passage pour ne pas déflorer la lecture mais seulement le début et la fin :
Je vais sur Google Maps. Il est préréglé sur une image satellite de l’Europe. Je vole comme une fusée vers l’Ouest au-dessus de l’océan bleu sombre, en direction de l’Amérique. Voici Long Island. En chute libre, je dépasse ma cible et pour la première fois depuis des années je me retrouve à Manhattan. C’est forcément une belle journée claire. Les arbres sont en feuilles. Des voitures sont immobilisées partout dans les rues. Rien ne semble se passer.
[…] en effleurant le touchpad, je m’échappe vers le haut dans l’atmosphère et j’ai d’un coup sous les yeux toute la planète physique avec ses rides sous-marines et tout – je peux d’un mouvement aller où je veux. Mais d’ici, pourtant, le mouvement d’un humain est à peine intelligible. Où irait-il et pour quoi faire? Il n’y a aucune trace des nations, pas de trace du travail de l’homme. Les Etats-Unis en tant que tels ne sont visibles nulle part.
Ces deux extraits permettent d’entrevoir les qualités du style de O’Neill, à la fois précis et poétique, (pour les anglophones, le texte original est ci-dessous ). Par l’effet de sa narration, une navigation sur Google Maps sonne exactement comme le récit d’un voyage réel. O’Neill rend bien la dimension physique minuscule de l’expérience du voyage virtuel : la coordination du regard sur l’écran et du doigt sur le touchpad, les mouvements du curseur et la succession des plans colorés fondus dans le zoom. Il joue avec une douce ironie du parallèle entre le voyage virtuel et le voyage réel. Malgré le caractère statique et artificiel du monde de Google Maps où les jours sont toujours clairs et les objets figés comme pour l’éternité, ces voyages virtuels sont pour Hans, une expérience des lieux différente mais bien réelle – ou aussi peu réelle que celle que donne une présence physique.
Netherland est une belle réflexion désabusée sur les lieux et le déplacement, l’espace et la séparation, le fait de pouvoir être physiquement dans un lieu et mentalement dans un autre. Les deux personnages principaux sont des immigrés à New-York et le roman circule entre de multiples lieux, sans jamais se fixer nulle part, même pas sur le terrain de cricket de Chuck. Hans, balloté entre La Hague de son enfance, le Londres de sa famille et le New-York de Chuck est en permanence avide de capter le monde par la vue et toujours incertain de la réalité de ce qu’il perçoit. Google Maps n’est dans le roman qu’un outil de plus qui vient s’ajouter à la panoplie de ceux qu’ont les hommes pour tenter de s’approprier les lieux par le regard. Hans voyage jusqu’aux deux extrémités du zoom dans Google Maps et ne trouve une présence humaine ni dans l’extrême proche ni dans l’extrême lointain. Lisez Netherland
NB : Pour les critiques du New–York Times et de Libération, O’Neill fait référence à Google Earth. Je n’ai rien trouvé dans le roman qui permette de l’affirmer. Il ne semble pas – sauf erreur de ma part – évoquer un quelconque effet de relief. L’interface décrite avec les vues carte, hybride, satellite est de plus très nettement celle de Google Maps
NB bis : L’usage des outils spatiaux de Google ne répond pas chez O’Neill a une volonté de réalisme documentaire, ce qui serait en contradiction avec l’esprit du livre. Elle relève d’une exigence poétique et symbolique. L’auteur se permet d’ailleurs un léger anachronisme en faisant utiliser Google Maps à Hans. L’application a été lancée début 2005. Elle n’existait pas encore en 2001-2003, période durant laquelle est censée se dérouler l’histoire . . .
Extraits du texte original
Page 119 de l’édition de poche Harper :
« There was no movement in my marriage, either; but, flying on Google’s satellite function, night after night I surreptitiously traveled to England. Starting with a hybrid map of the United States, I moved the navigation box across the North Atlantic an began my fall from the stratosphere successively, into a brown and beige and greenish Europe bounded by Wuppertal, Groningen, Leeds, Caen […]; that part of England between Grantham and Yeovil; that part between Bedford and Brighton; and the Greater London, its north and south pieces, jigsawed by the Thames, never quite interlocking. From the central maze of mustards roads I followed the river south-west into Putney, zoomed in between the Lower ans Upper Richmond Roads, and, with the image purely photographic, descended finally on Landford Road. It was always a clear and beautiful day – and wintry, if I correctly recall, with the trees pale brown and the shadows long. From my balloonist’s vantage point, aloft at a few hundred metres, the scene was depthless. My son’s dormer was visible, and the blue inflated pool and the red BMW; but there was no way to see more, or deeper. I was stuck. »
Coincidentally, whenever I actually arrived in London I’d be treated as though I’d survived a rocket trip from Mars. ‘I’m beat’, I’d admit over dinner, and Rachel’s parents would bob their heads in assents and mention the arduousness of my journey and – my cue to head upstairs to Jake’s room – jet lag.
Page 243 de l’édition de poche Harper :
« I go to Google Maps. It is preset to a satellite image of Europe. I rocket westward, over the dark blue ocean, to America. There is Long Island. In plummeting, I overshoot and for the first time in years find myself in Manhattan. It is necessary a bright , clear day. The trees are in leaf. There are cars immobilised all over the streets. Nothing seems to be going on.
[…] with a single brush on the touchpad, I flee upward into the atmosphere and at once have in my sight the physical planet, submarine wrinkles and all – have the option, if so moved, to go anywhere. From up here, though, a human movement is a barely intelligible thing. Where would he move to, and for what ? There is no sign of nations, no sense of the work of man. The USA as such is nowhere to be seen. «
Merci à vous de votre message qui résume bien les sentiments du personnage et du lecteur.
Si d’aventure vous vous intéressez aux cartes et autres dispositifs géographiques dans la fiction, vous pouvez nous rejoindre sur :
http://spacefiction.wordpress.com
Merci pour cet article très touchant. Comme moi vous avez aimé Netherland et ressenti les sentiments étranges et mêlés que l’on peut avoir à suivre qqn sur google maps: proximité intrusive, agacement à ne pas voir plus et vraiment en vrai, dépossession absolue, petitesse de notre terre, solitude nostalgique, commodité de la technologie, sentiment de puissance….
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