Echapper à Google Street View ou les affres de la mobiquité

Une jeune femme enfermée dans Google Street View  sauvée par un preux chevalier au volant d’une luxueuse berline. Cette situation improbable est le point de départ de  Escape The Map, un film interactif conçu par une agence de publicité anglaise pour Mercedes Benz et qui mérite une petite analyse géonumérique.

Avant de continuer à lire ce billet, j’invite le lecteur à faire d’abord l’expérience des deux volets d’Escape the Map, le film interactif du même nom et le jeu Erase the echos [NB.: Ce n’est malheureusement plus possible, la vidéo comme le jeu ne sont plus en ligne]. Je vous propose ensuite de lire l’analyse cartographique qu’en fait Sébastien Caquard sur l’excellent site (e)space & fiction.

L’ensemble film + jeu me semble construire dans un format court et contraint un univers esthétiquement inédit qui innove tout en recyclant des codes esthétiques et narratifs bien connus. Je me demande aussi si l’image qu’il donne de la « mobiquité », c’est à dire de l’usage des technologies numériques de géolocalisation en mobilité pour reprendre le néologisme proposé par le journaliste Francis Pisani, n’est pas plus profonde qu’elle apparaît à première vue.

Hors des canons

Tous les ingrédients du film publicitaire automobile sont respectés : séduction, assurance, maîtrise, liberté… Mais le film rompt aussi avec la tradition : l’univers est très angoissant et la fille un peu flippante. On remarquera qu’au milieu du film le tunnel de droite mène vers un espace de pleine nature variable selon les essais (une steppe aride, une étendue enneigée …). Dans une pub automobile classique cela déboucherait sur une séquence de pilotage fluide et sûr dans un paysage de rêve. Cette voie est ici une impasse immédiatement écartée par le scénario. Le fait que les propriétaires de cette luxueuse voiture doivent s’arrêter pour demander leur chemin à un mendiant dépenaillé est aussi hors norme.

Projeté dans Google Street View

Le point de départ du film Escape the Map est très original. Je ne me rappelle pas d’oeuvre de fiction présentant un personnage emprisonné dans une carte – si quelqu’un a une référence, merci de me la signaler. Choisir le monde cartographique de Google Street View pour y localiser une fiction cinématographique est d’autant plus pertinent que ce monde est issu d’une prise de vue par une caméra et donc déjà quasi cinématographique. Toutefois, même si l’on peut se déplacer à l’intérieur des prises de vue Street View, celles-ci sont figées. On se surprend souvent à attendre que ce monde précis et réaliste prenne enfin vie et s’anime. On est donc toujours un peu déçu, avec le sentiment d’être bloqué dans le temps en 1890 juste avant l’invention du cinéma. Escape the Map donne le petit coup de pouce en avant, ce qui explique le caractère à la fois étonnant et étrangement familier de l’effet produit.

En fait, c’est l’ensemble de l’univers Google Street View qui bascule dans la fiction avec son décor, sa faune et ses règles. Dans le tout premier plan une silhouette de voiture passe à toute allure. Les individus aux visages floutés qui peuplent ce monde cartographique, ces Googlestreeters perpétuellement plantés au coin des rues s’égaillent soudain dans l’espace urbain et se mettent à pratiquer des rites bizarres.  Les marqueurs de Google deviennent des ballons qui flottent dans le ciel. Les bâtiments s’écroulent et tout l’environnement se trouve bouleversé dès que quelqu’un zoome dans la carte, qui se détruit et se reconstruit en permanence. Cette invention cinématographique du monde de Google Street View est donc à la fois cohérente, imaginative et humoristique. Même les effets spéciaux assez  sommaires sont en phase avec l’esthétique numérique: le masque de Googlestreeter qu’enlève Marie, la tour flageolante, le mendiant explosé façon puzzle. On observera au passage que le monde de Street View a fait l’objet d’un nettoyage méticuleux. Les rues ont été vidées de tous les véhicules de manière à laisser le champ libre et la vedette à l’objet publicitaire. Le travail de reconstitution numérique du monde cartographique est particulièrement important.

Macédoine

Le scénario tarabiscoté concatène différents genres du film d’action hollywoodien. Si l’on comprend bien, Mary est une des dernières à ne pas avoir été « régulée », c’est à dire transformée en Googlestreeter floutée. Menacée d’être pixelisée à son tour, elle doit sortir de ce monde numérique avant la prochaine dissolution due au changement d’échelle de la carte. Par ailleurs, elle doit se méfier des « échos », ces projections d’elle-même venus d’autres points d’un espace-temps chamboulé, dans lequel Londres se trouve spatialement connecté à Hong-Kong. Jimmy, un mendiant chinois prétendument aveugle directement sorti d’un film avec David Karadine, finit par lui indiquer la sortie vers le concessionnaire Mercedes-Benz le plus proche. C’est donc un collage improbable en 5 mn de scènes de films d’anticipation, d’espionnage, de zombie, de guerre et de course automobile, entre autres.

A/R Londres-Hong-Kong

Le film débute à Hong-Kong dans une ruelle filmée classiquement et qui ne semble pas exister sur la carte Google Maps. Puis on débouche dans Google Street View non loin du croisement de Portland Street et Dundas Street. Les inscriptions dans l’image Street View permettent ensuite de suivre approximativement le trajet de la voiture dans Hong-Kong jusqu’au parking magique de Bishopgate à Londres où se trouve le portail qui permet d’échapper à la carte. Au début du jeu, à l’inverse, Marie se trouve justement à Bishopgate Londres, non loin de la tour Gherkin, que l’on aperçoit en fond. Là aussi, d’abord filmée dans un environnement réel, elle se trouve projetée dans le Hong-Kong de Google Street View dès qu’elle aperçoit son premier écho.

On suppose que le choix de Hong-Kong n’est pas fortuit même s’il demeure mystérieux. Ancienne colonie que la Grande-Bretagne a dû rendre à la Chine en 1997, ses habitants et les pays occidentaux se sont longtemps inquiétés du devenir de Hong-Kong après la rétrocession. Rappelons que l’exode des riches entrepreneurs de Hong-Kong dans les années 80 a largement contribué à la richesse d’une ville comme Vancouver. Doit-on voir dans l’écroulement de la cité numérique comme un écho (!) du traumatisme anticipé de cette rétrocession ?  Produit pour Mercedes-Benz UK, le film vise en tout cas un acheteur britannique, mâle et aisé qui vole au secours d’une compatriote sur son destrier mécanique et – unfortunately? – germanique. Le racisme stéréotypé de la situation avec son héroïne de type « caucasien » perdue au milieu de figurants asiatiques (quasi) tous anonymes et interchangeables est celui des films de James Bond, lui-même – comme chacun sait – agent secret du MI5 et de sa Gracieuse Majesté. Ce stéréotype est partagé par des centaines de films d’espionnage et d’action débités à la suite.

Une autre référence à la culture anglaise est l’extrait de la comptine que Jimmy récite à Marie. Il s’agit d’une version déformée de Humpty Dumpty que connaissent tous les enfants anglais : « All the King horses and all the King men cannot make you well again » dit il ( « Tous les chevaux et les sujets du Roi ne pourront rien faire pour te remettre sur pied »). En fait les paroles originales sont : « cannot put you together again » (ne pourront pas recoller tes morceaux), ce qui correspond mieux à l’état dispersé de l’individu. Au passage notons que Humpty Dumpty est aussi un personnage d’Alice au pays des merveilles. Marie constitue d’ailleurs une figure inversée d’Alice, qui cherche à quitter le monde magique par un tunnel pour retrouver son Angleterre natale.

Toutes ces références ambiguës, entre géopolitique et enfance, perte d’intégrité et dédoublement, déclin colonial et bouleversement du monde sont géographiquement localisées dans un lieu virtuel connectant Royaume-Uni et Chine, Europe et Asie, Occident et Orient. On peut échapper à la carte, pas à la géographie et à l’histoire.

Transgenre

Malgré (devrait-on dire grâce à ?) sa brièveté et ses effets spéciaux numériques plus ou moins bricolés, le film est formellement intéressant dans sa tentative originale de combiner les univers et les codes narratifs du cinéma, du jeu vidéo et des globes virtuels. Le film tire en effet clairement vers le jeu vidéo. Certes l’objectif  qui nous est donné n’est pas folichon. Il faut exfiltrer Marie le plus rapidement possible de sa carte.  La dimension interactive du film est aussi simplette et décevante. Le spectateur est supposé 1) agiter la souris pour démarrer,  2) explorer l’environnement avant de monter dans la voiture, 3)  choisir entre le tunnel de gauche et le tunnel de droite, 4) reconstituer le mendiant , 5) entrer l’adresse qui vient de lui être donnée et 6) entrer son numéro de téléphone.  On a connu expérience vidéoludique plus palpitante. Il n’est même pas possible de piloter la voiture pour éviter les marqueurs qui s’écrasent sur la route. D’ailleurs, si l’on ne fait rien, le film prend les commandes. Bien sûr, la jouabilité est une question centrale pour un concepteur de jeu vidéo. Il faut trouver le niveau de difficulté qui rend le jeu intéressant sans décourager. On est ici au niveau zéro du genre.

Le jeu Erase the echos a quant à lui peu de chance d’être élu par le magazine Edge. Le but est simplement de repérer dans une image panoramique à 360° les échos de Marie et de les effacer d’un coup de gomme digitale. On se demande à ce propos pourquoi le film interactif et le jeu vidéo sont séparés. Raison de gameplay ou problème de gestion de mémoire dans le navigateur ? Du point de vue du scénario, l’ensemble forme un seul objet hybride, film-jeu dans lequel la chasse aux « échos » de Mary s’intègrerait à la place de la séquence d’exploration au début du film, juste après la sortie de la ruelle.

Ce film-jeu-vidéo interactif combine pourtant habilement des séquences cinétiques filmées dans le monde « réel »  et d’autres construites dans le globe virtuel. Certains artefacts propres à ce dernier sont même recyclés comme éléments narratifs. Le masque flouté de Marie en est un bon exemple. Quant aux « échos » ou à la dispersion du mendiant, ils évoquent clairement les effets de dédoublement et de diffraction que produisent les mauvais raccords entre les captures de la voiture Google. Escape the Map reste donc encore beaucoup du côté du film et ne fait donc qu’évoquer les potentialité d’un usage vidéoludique des globes virtuels dans un univers de type cinématographique, mais il ouvre une voie possible.

Convergence

On sait bien que depuis 30 ans et l’émergence des effets spéciaux numériques les codes formels du cinéma et du jeu vidéo ont tendance à converger. Les références cinématographiques des jeux vidéo d’action,  de poursuite automobile ou de guerre sont évidentes (voir cette série de billets). Plus récemment, il est devenu évident que le cinéma empruntait souvent ses sujets et son esthétique aux jeux vidéos. On pressentait que l’immixtion dans ce duo des globes virtuels ne tarderait pas. Devenus l’interface numérique d’accès géographique au monde la plus populaire, ils adoptent des rendus de plus en plus réalistes, que ceux-ci relèvent de l’exploration interactive de photographies localisée (Google Street View ou Bing StreetSide) ou de modèles entièrement numériques (Google Earth). Ils deviennent donc naturellement des prétendants à la construction d’expériences ludiques ou narratives à destination du grand public. La convergence des techniques numériques utilisées à la fois dans le jeu vidéo, le cinéma et les globes virtuels ne peut que faciliter l’apparition d’objets hybrides combinant les trois techniques. Escape the Map peut donc être vu comme un des premiers objets à peu près aboutis de ce genre.

Sébastien Caquard a montré  dans ses billets sur (e)space & fiction (voir aussi cet article) comment le cinéma a anticipé les techniques modernes de représentation de l’espace terrestre tels que Google Maps ou Google Earth. Les films et les jeux vidéo sont d’ailleurs truffés d’interfaces cartographiques, classiques ou numériques. Le zoom dans la vue satellitaire pour arriver en un lieu est devenu un cliché des films contemporains qui tendent à utiliser de plus en plus le GPS (on le trouve même dans le Marsupilami de Chabat). Les représentations géo 3D de synthèse saturent les séries télé et les films, Southland Tales en est un exemple extrême. Quant au jeu vidéo, il mobilise depuis longtemps les outils de la localisation : GPS, cartes … Il existe même une interface Google StreetView permettant de visiter calmement la Liberty City de GTA IV. Les concepteurs du jeu de San Francisco Driver ont de leur côté inventé pour le dernier épisode un mode de déplacement qui permet de passer instantanément d’une voiture à l’autre en entrant dans le corps de n’importe quel conducteur de la ville. Ils disent l’avoir conçu comme une version « vivante » de Google Earth dans laquelle on peut se déplacer instantanément d’un point à l’autre de la surface terrestre, celle-ci n’étant plus figée, mais animée avec des piétons et du trafic. Les globes virtuels se rapprochent aussi de plus en plus des mondes virtuels du type de Second Life, qui ont eux-mêmes des similarités avec les mondes persistants des jeux en ligne massivement multi-joueurs. C’est dans cette dynamique générale qu’il faut replacer cefilm publicitaire.

Conséquences géonumériques

Le film nous dit-il quelque chose sur l’impact des techniques  géonumériques dans notre rapport à l’espace ? Pour Sébastien Caquard, le film met en scène un univers angoissant sur lequel pèse la géosurveillance et dont on ne peut s’échapper qu’en achetant une Mercedes. La cartographie est bien perçue dans le film comme menaçante mais les cartes sont-elles réellement du côté orwellien de la mise en place d’une surveillance généralisée ?  Dans la réalité, les demandes faites à Google portent sur le floutage des visages et en Allemagne des espaces privés. Dans le film, il faut paradoxalement échapper à ce floutage. Je ne suis donc pas sûr que la menace soit du côté du contrôle, d’un ordre disciplinaire venu du haut et appuyé sur un regard panoptique.

La crainte me semble plutôt se trouver du côté de la perte d’identité, de la négation de l’individualité. Dans le jeu par exemple, il ne s’agit pas d’effacer les traces de Marie mais d’en faire disparaître ses échos, les doubles intempestifs et anachroniques d’elle-même que produit un univers dont l’espace et le temps sont déréglés. En échappant à la carte, Marie échappe à un monde anonyme et massifié où tout le monde est identique. C’est d’ailleurs parfaitement cohérent avec la nature du message de ce film publicitaire. Objet emblématique du luxe conventionnel, la Mercedes est un signe de distinction qui s’adresse à des êtres qui veulent échapper au commun, mais qui refusent l’ostentation et l’étalage tapageur de leur richesse et sont donc capables de porter un masque pour se fondre dans la foule.

Ceci dit, même si Marie nous invite à ne pas nous en inquiéter, l’instabilité chronique de ce monde cartographique numérique en réorganisation perpétuelle qui brise et diffracte êtres et objets n’en est pas moins perturbante. Cet  univers mis à jour en temps réel ne remplit plus les fonctions de cadre solide de repérage spatio-temporel qu’assumaient les représentations traditionnelles.  Ce que le film nous raconte en fait c’est une vieille histoire, celle de l’impossibilité de la carte 1:1 de Borges ou de « la carte [qui] n’est pas le territoire » de Korzybski. C’est parce que Street View n’est plus un modèle, un reflet du monde mais le monde lui-même qu’il devient inquiétant. C’est donc les effet négatifs de la disparition de toute représentation que le film illustre et conjure à la fois.

Contre les technologies de la « mobiquité »

Dans ce monde numérisé saturé de signes et de symbole indiquant la position géographique, il ne reste en fait que deux manières de se déplacer. A pied comme le faux aveugle aux allures de mendiant New-Age armé d’un bâton qui détient la sagesse et indique la direction par une adresse griffonnée sur un papier plié en quatre. Et dans une luxueuse voiture blanche, ultime lieu où il est possible de se reconstituer  soi-même (put yourself together) et d’exister à l’écart du commun. Ces deux modes opposés, celui du dénuement complet et du luxe authentique car non ostentatoire, se réconcilient paradoxalement dans la tradition d’un monde ancien dont la permanence et la sécurité sont idéalisées. Les individus moyens sont eux condamnés à ce monde mouvant, labile et déstabilisant car déstabilisé.

On peut donc interpréter ce clip légèrement interactif comme la mise en image d’un monde numérique simultané et sans distance, inquiétant par son instabilité permanente et par la dépersonnalisation et la standardisation qu’il génère. On y discernerait une peur de l’invasion des technologies numériques de la « mobiquité » et en particulier celles de la réalité augmentée qui introduisent l’information au cœur même de la réalité perçue, au risque de dissoudre la notion même de (re)présentation en imposant une continuité entre les choses et les symboles.

Il est amusant de constater que ce refus qui irrigue à bas bruit le film est à l’opposé du spectacle qu’il donne à voir. L’habitacle de notre superbe Mercedes bardé de ces techniques de réalité augmentée projetée sur le pare-brise est bien sur quoi travaillent tous les constructeurs automobiles. Encore qu’en ce domaine, un autre modèle émerge, porté par un virtuel nouvel acteur. Le prototype de la voiture sans chauffeur de Google est à l’opposé : l’habitacle est vide d’information visuelle. Et pour cause : son conducteur n’est pas un mendiant mais il est réellement aveugle.

NB1. Selon ce site Escape the Map a été réalisé par Carl Erik Rinsch. Les effets spéciaux ont été coordonnés par Jay Barton au studio Digital Domain. Rinsch et Burton collaborent sur un film Universal Pictures à sortir en 2013 avec Keenu Reeves : 47 Ronin.

NB2. Un film présentant une animation de Google Maps d’inspiration très différente peut être vu ci-dessous (voir le making-off) (via le monde.fr)

3 réflexions sur “Echapper à Google Street View ou les affres de la mobiquité

  1. Pingback: Possibilité d’un leurre géonumérique. 3) Utilisation | Monde géonumérique

  2. Merci pour cette analyse très intéressante de ce film interactif qui est une nouveauté du genre. Je ne pense pas avoir trouvé d’analyse plus complète sur le sujet sur internet.

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