Dans le premier et précédent billet de cette série, Inspiration, je présentais la thèse que Xavier Boissel expose dans son livre Paris est un Leurre. La véritable histoire du faux Paris, paru en 2012 aux Editions Inculte. Il y relate et analyse le projet de création en 1918 de leurres grandeur nature qui devaient servir à tromper les bombardiers allemands et les éloigner de ville réelle. Je pointais la timidité avec laquelle les auteurs du livre et du site se lançaient dans la simulation numérique, par ailleurs en contradiction avec leur critique du règne du simulacre. Ce second billet se veut un manuel pratique de fabrication d’un leurre géonumérique et sera suivi d’un troisième billet, Utilisation, qui s’interrogera sur les usages possibles de ce type de leurre et les effets que l’on peut éventuellement anticiper. Je proposerai dans un quatrième et dernier billet Discussion quelques éléments de réflexion.
Le principe du leurre est de faire prendre un lieu pour un autre et dans le cas d’espèce de détourner l’attention des bombardiers de Paris vers des lieux périphériques inhabités. Il est tentant de porter ce dispositif de tromperie sur le Web en utilisant les outils de cartographie numérique modernes. L’idée est de reprendre le matériau cartographique du faux-Paris avec les outils simples de la géomatique ou de la néogéographie.
Rassembler le matériau
On dispose dans le numéro de l’Illustration d’un plan d’ensemble du leurre, de trois plans plus détaillés des zones A, B et C et de deux photographies du début de réalisation. Comme les plans détaillés des zones B et C viennent d’une collection particulière, je ne me suis autorisé à reproduire que ceux présents sur mon exemplaire personnel de l’Illustration, c’est-à-dire le plan général et celui de la zone B. Le même travail pourrait être fait sur les zones B et C.
Dissocier dans le plan ce qui relève du leurre et de la réalité
Le plan de la zone B superpose deux espaces : Paris et une zone située entre Conflans-Saint-Honorine et Maisons-Laffite. Les lieux réels sont symbolisés par des traits pleins et le leurre par des pointillés. On dissocie d’abord manuellement dans un logiciel graphique les deux plans sur l’image et on extrait d’un côté le plan du leurre (Paris) et de l’autre le plan de la « réalité » (la zone de Conflans-Maisons-Laffite).
Géoréférencer le plan
Le principe est de projeter le plan du leurre à la place qu’il est supposé occuper sur la surface terrestre. On procède pour cela à un géoréférencement par repérage de points de repères sur une carte géographique, dans un système de coordonnées déterminé, comme celui utilisé par les principaux outils du Géoweb (WGS 84 en projection Mercator). Cette opération a été réalisée avec le logiciel ArcGIS de ESRI mais il est possible de le faire avec un logiciel libre tel que QGIS en prenant des points de repères sur le Géoportail ou OpenStreetMap par exemple. Le géoréférencement ne pose pas de problème dans ce cas car le plan de 1920 comporte de nombreuses lignes de chemin de fer dont le tracé a peu évolué au cours du temps. En fait, comme on dispose sur le plan original des deux plans superposés, il est aisé de trouver des points de repères pour géoréférencer chacun des plans en prenant l’autre comme référence. On peut donc adopter une approche symétrique. Le faux-Paris vient se superposer à Conflans-Maisons-Laffite, mais cette dernière peut venir en retour se superposer à Paris. A cette occasion on constate la distorsion topographique entre les deux sites. Le méandre de la Seine entre Maisons-Laffitte et Conflans accuse un contour beaucoup plus arqué que celui qu’elle fait dans Paris. Le plan du leurre a adapté les positions relatives des monuments parisiens à la configuration des lieux où le leurre devait être installé. La projection de l’espace de déploiement sur Paris conduit à une déformation beaucoup plus forte de la topographie. Une exploration dans Google Earth montre aussi que le nombre et la disposition des îles est différente entre les deux méandres, même si certains bras du fleuve ont depuis été remblayés. Les illumination des différents ponts parisiens auraient par exemple nécessité la construction de superstructures spécifiques.
Éliminer l’habillage toponymique et cartographique et changer la colorimétrie
Pour terminer cette phase de préparation, on efface du leurre tout ce qui relève de l’habillage de la carte et on ne garde que les éléments relevant du dispositif lui-même. On peut dès lors en proposer des versions diversement colorées simulant l’effet possible du leurre tel que Jacopozzi l’envisageait. L’effet est analogue aux images publiées par Didier Vivien sur le site Paris est un leurre.
L’intégration dans un globe virtuel
Les points de repère vont aussi servir à recaler les images du leurre, qui vont donc pouvoir se superposer aux lieux réels. Pour mettre en œuvre cette superposition, on les publie dans un globe virtuel comme Google Earth en utilisant la fonction Ajouter>superposition d’image et en ajustant l’image déformée pour qu’elle se superpose à la photographie aérienne. On drape au-dessus de la photo les deux espaces fictifs : le faux Paris à Conflans-Maison Laffite et Conflans-Maison-Laffite dans le centre de Paris. En utilisant les fonctions de navigation de Google Earth, on peut dès lors explorer ces espaces fictifs. La gestion des paramètres de luminosité permet de simuler des vues diurnes ou nocturnes. L’affichage en 3D et les outils de survol, en particulier le bien nommé simulateur de vol, reconstituent l’impression que le leurre aurait pu donner à un aviateur de l’époque. Les copies d’écran figées ne rendent pas bien compte de la dimension interactive. On pourra télécharger ce fichier ParisLeurre_Plans. kmz qui comprend les plans et les images à ouvrir dans Google Earth afin de faire l’expérience de survol d’un leurre géonumérique.
Peupler le Géoweb d’objets exogènes
On peut aller plus loin en complétant le leurre par de faux toponymes désignant les lieux. On crée par exemple dans Google Earth de nouveaux lieux sur la zone de Conflans-Maisons-Laffite pour désigner les emplacements où les gares auraient été supposées se trouver selon le plan du leurre. Symétriquement, on place à Paris des toponymes pris sur les territoires des communes du leurre. On peut aussi associer à ces lieux dédoublés des photographies contemporaines pour les gares parisiennes ou des cartes postales anciennes pour des lieux emblématiques de Conflans ou Maison-Laffite. On verra alors Paris se peupler d’éléments inattendus, poétiques ou incongrus. La batellerie de Conflans vient occuper les bords de Seine à la hauteur du Pont de l’Alma et l’hippodrome de Maisons-Laffite se trouve soudain sis dans le XIIIème Arrondissement cher à Alexandre Vialatte. Voici le lien vers un fichier kmz des lieux et monuments.
Ajouter au leurre des bâtiments 3D
Il est logique d’appliquer ce principe de duplication aux objets 3D qui pullulent sur ces globes virtuels. Seuls quelques bâtiments emblématiques ont été placés à titre de démonstration : la Tour Eiffel, la Tour Montparnasse, l’Arc de Triomphe, le Sacré-cœur et Notre-Dame. Les cinq modèles sont issus du site de partage de modèles de bâtiments 3D réalisés avec Sketch Up. Je les ai installés à leur place sur le plan du leurre. On obtient une sorte de version 3D, un double diurne et en relief du plan de Jacopozzi. Ces hauts-lieux parisiens transposés dans cet espace symétrique investissent des voisinages inattendus et forment des paysages insolites (ouvrir ce fichier kmz des bâtiments 3D dans Google Earth).
Un leurre augmenté
Pour parfaire le leurre géonumérique, on prend en compte le fait qu’il puisse être accessible depuis un smartphone géolocalisé, en mobilisant des visualisations avec des techniques de réalité dite augmentée. Pour l’instant les outils sont peu accessibles au non-spécialiste mais on peut en donner une idée par un bricolage couplant la vue au sol de Google Earth intégrant un élément du leurre 3D avec la vue StreetView du même endroit.
Par exemple, on peut se situer dans la joliment nommée « Route du bout du monde », en bordure de la forêt domaniale de Saint-Germain-en-Laye, qui passe dans notre leurre juste au pied de la Tour Montparnasse, à peu près à cet endroit dans le vrai Paris (l’image est extraite de la vue Streetview depuis le Boulevard Edgard Quinet dans le 14ème arrondissement):
En combinant l’image Streeview et l’image Google Earth complétée du bâtiment 3D, toutes deux générées depuis la « Route du bout du monde », on simule ce que l’on pourrait obtenir avec une application de réalité augmentée sur son écran de téléphone ou ses Google Glasses :
On pourra répéter la même opération 37 Rue des Frères Dheret à Conflans-Sainte-Honorine…
ou au 109 Avenue de Bellevue de la même commune :
Ou sur les quais de Seine de Conflans, un peu différents de ceux de Paris :
Bien entendu, ces rendus rapides et sans prétention ne servent qu’à donner une idée du résultat. Un opérateur plus compétent et mieux outillé produirait des images plus séduisantes.
Liens vers les fichiers kmz (Google Earth) : plans, lieux et monuments, bâtiments 3D
Billet précédent : Possibilité d’un leurre géonumérique. 1) Inspiration
A suivre : Possibilité d’un leurre géonumérique. 3) Utilisation (à paraître… bientôt).
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