Possibilité d’un leurre géonumérique. 3) Utilisation

Ce troisième billet se présente comme une spéculation sur les usages possibles d’un leurre géonumérique, dont la fabrication est présentée dans le précédent billet, Fabrication, en écho aux analyses du livre de Xavier Boissel exposées dans un premier billet, Inspiration. Ces spéculations nous semblent autant de prises intéressantes pour développer une réflexion sur le lien entre technologies numériques et le processus de déréalisation et de falsification postulé par Boissel, qui sera discuté dans un quatrième et dernier billet, Réflexion.

Maintenant que nous savons fabriquer un leurre géonumérique, demandons nous à quoi il peut servir. Cette inversion qui place la création d’un outil technique avant la recherche de ses finalités peut choquer. Il est de plus en plus admis pourtant que dans de nombreux cas les usages pilotent les techniques. Il est assez commun que les technologies soient en recherche d’usage, et que l’utilisation finale qui en sera faite soit éloignée de l’idée qui avait présidé à son invention. Il me semble qu’anticiper les usages possibles d’un leurre géonumérique, assemblage simple de technologies usuelles, est un exercice utile qui permet d’interroger autant la nature du spectacle et du simulacre que celle des technologies numériques.

Je tente donc ci-dessous une sorte d’inventaire préalable d’un usage possible des leurres géonumériques potentiels.

Piratage et hacking

La première application à laquelle on pense reste dans le registre guerrier du leurre de Jacopozzi en s’adaptant à un monde où les systèmes de cartographie et de géolocalisation deviennent la base des transactions et des activités quotidiennes de la majorité de la population. On se rappelle peut-être qu’une des actions envisagées par les théoriciens de la défense civile et non violente était de retarder l’avancée d’une armée d’occupation en enlevant ou modifiant les panneaux de signalisation de leur territoire. Dans un monde numérique, cette stratégie défensive pourrait devenir offensive. On peut imaginer des opérations de piratage ou de sabotage par hacking des globes virtuels au moyen de leurres géonumériques afin de perturber l’économie et l’organisation d’un pays ennemi en désorientant non plus les aviateurs militaires mais les internautes civils. Il s’agit là bien sûr d’un usage très anticipé mais qui ne doit pas être écarté. Pour le le National Intelligence Council de la CIA, les nouvelles solutions de données en ligne (le cloud) vont devenir le champ de bataille de la guerre de l’information multipolaire [1] et il n’y a pas de raison que l’information géographique échappe à cette fonction stratégique, bien au contraire comme le dit le livre célèbre d’un géographe.

Applications ludiques

Plus pacifiquement, on peut aussi imaginer implanter les leurres géonumériques comme des dispositifs ludiques dans des jeux vidéos. Dans les simulateurs de vols, les leurres de plus en plus sophistiqués serviraient à tromper l’aviateur-joueur en approche nocturne dans son biplan. La simulation d’espaces éclairés sophistiqués deviendrait une figure habituelle des wargames. Avec la multiplication des écrans sur les téléphones, les portables, les tablettes… le leurre pourrait aussi intégrer les jeux géolocalisés. On peut ainsi imaginer des parties de géocaching, sorte de chasse à trésor numérique, consistant à collecter par un déplacement réel sur le terrain avec un GPS des objets virtuels signifiants localisés dans le paysage. Mais ceux-ci renverraient alors à un autre espace. On trouverait alors à Conflans ou maison-Laffite, non les signes « contristants » que les arpenteurs du faux Paris ont récoltés sur le terrain, mais des objets poétiques, par exemple un paquet de madeleines, évoquant les références que fait Proust dans La Recherche aux abris pour se protéger des bombardiers Gotha que Boissel évoque, les cartes à jouer d’un Tarot surréaliste égarées dans le passage des Panoramas cher à l’Aragon du Paysan de Paris ou pourquoi pas un modèle-réduit d’avion-jouet que Méliès aurait pu vendre dans sa boutique de la Gare Montparnasse (voir le Hugo Cabret de Scorcese). Dans un jeu de réalité alternée (Alternate Reality Game (ARG) comme Ingress, où les joueurs visitent, attaquent et défendent des lieux et bâtiments réels, transformés en portails vers une réalité extra-terrestre, le leurre permettrait de tromper l’ennemi en lui faisant croire qu’il se trouve dans un lieu différent de celui où il est réellement.

Détournements artistiques

Ce dédoublement et cette symétrie d’espaces offre aussi de multiples possibilités artistiques. L’analogie paysagère ou architecturale est une figure très banale de la découverte des lieux. La première réaction d’un touriste est de chercher une ressemblance entre le lieu qu’il visite avec ceux qu’il connaît déjà. Cette correspondance géographique a nourri de multiples projets littéraires, qu’il s’agisse des parallèles entre la découverte de Venise et les souvenirs à Combray chez Proust ou d’une continuité spatiale magique entre Buenos-Aires et Paris dans une nouvelle de Cortazar. Un exemple artistique de télescopage géographique est le projet Parallel Wales de Simon Proffitt, dans lequel artiste associe à différents lieux du Pays de Galles placés sur une carte des descriptions et des photographies de lieux portant le même nom aux Etats-Unis. « Ce sont des lieux parallèles, pour lesquels nous n’aurions normalement pas d’attachement particulier, mais qui se trouvent reliés de manière surréelle à notre monde personnel et avec lesquels ce nom partagé nous donne une sorte d’affinité ». Les technologies du leurre géonumérique permettraient de donner une autre dimension visuelle et exploratoire à ces télescopages ou substitutions de lieux. Je rends compte dans ce billet de la mise en scène d’un passage magique entre Londres et Hong-Kong dans un jeu vidéo publicitaire pour Mercedes.

Visites virtuelles et communication événementielle

On sait le succès touristique des parcs miniatures présentant les bâtiments d’une région ou les sites emblématiques du monde entier. Plus récemment, une ville a été construite en Chine,qui se veut une copie grandeur nature de Paris. Avec le leurre géonumérique, on peut dès lors envisager des applications de visite virtuelle à Conflans et Maison-Laffite, où, par le moyen des applications de réalité augmentée, on ferait naître un Paris décalé, mais aussi des apparitions numériques de paysages de banlieue dans des promenades en plein Paris. Les nouvelles techniques de mise en lumière pourraient aussi donner lieu à des transcriptions lumineuses des bâtiments, projetant le leurre dans un univers urbain métamorphosé. On peut dès lors envisager de nouvelles formes de communication événementielle, par exemple pour commémorer le jumelage de villes par l’intermédiaire d’échanges d’éléments paysagers au format numérique.

Deuxième monde

Il est enfin possible d’imaginer à partir de ces techniques un Second World, conçu comme un Second Life qui serait plaqué sur l’espace sensible. Contrairement à Second Life qui se déploie dans un espace autre, Second World se déploierait en superposition de la surface terrestre, en surimpression au monde matériel. Second Life, bien qu’espace virtuel assume bizarrement les règles topographiques et topologiques de l’espace matériel. Par exemple deux objets différents ne peuvent y occuper le même lieu en même temps et les lois de la perception sont assez proches de celle de notre monde sensible (on s’est moqué parfois de ces salles de spectacles de SL où des piliers gênaient la vue des spectateurs). Second World, bien que spatialement calqué sur la surface terrestre serait organisé différemment. Tous les lieux de Second World seraient rattachés à un endroit précis ou à une adresse déterminée mais il serait possible de faire coexister en un même endroit autant de sites Second World, connectables entre eux, que l’on souhaiterait. Un site Second World  serait une sorte de leurre géonumérique en 3D, un environnement numérique personnel, aménageable selon son humeur. Comme dans Second Life, chacun pourrait construire son site par ses propres moyens, ou bien acheter des éléments tout faits, voire confier à des artistes la mise en scène de son leurre. Des outils permettraient de naviguer dans Second World et d’y accéder au moyen de portes ouvrant sur des lieux réels.

On entrevoit le modèle économique possible, fondé sur la réservation de site, de location ou d’achat d’adresses, d’autant plus chers qu’ils seraient exclusifs, sur l’achat de mobiliers, d’œuvres de bâtiments, de décors ou d’ambiances. Ces leurres pourraient êtres ouverts aux visiteurs ou privés pour partie, ou bien réservés aux amis des réseaux sociaux. On imagine aussi les déclinaisons publicitaires possibles d’un tel site, les marques étant contraintes de réserver leurs adresses réelles pour pouvoir déployer leur communication dans l’espace du leurre. Les techniques de réalité augmentée permettraient d’agrémenter la fréquentation des lieux réels liés à ces sites comme autant de leurres variés.

Et alors ?

On pourra trouver puérile ou ridicule cette tentative de construction d’un leurre géonumérique. Elle ne me semble pas moins légitime a priori que le récit de la promenade psychogéographique de X. Boissel et de ses camarades, exercice littéraire, plus individuel et intimiste, mais dont l’objectif semble aussi quelque peu dérisoire: à quoi bon recueillir les signes ténus qui viennent témoigner de l’avancée continue et inéluctable d’un procès de déréalisation séculaire, sinon à ressasser à loisir le sentiment d’abandon, de dénuement, de déréliction, qui nous saisit devant nos vies aliénées et aspirées par le vide reflété à l’infini d’un univers de simulacres ?

[1] Le monde en 2030 vu par la CIA. J’ai Lu, 2013, p. 277. Version originale : http://publicintelligence.net/global-trends-2030/

Billets précédents : 1) Inspiration et 2) Fabrication.

Suite : Possibilité d’un leurre géonumérique. 4) Réflexion (à paraître)

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