Alias vs 24 heures chrono

24 heures chrono et Alias sont les deux séries télévisées américaines qui utilisent le plus systématiquement des techniques géonumériques. J’ai déjà tenté d’analyser l’usage de ces techniques dans 24 (voir Jack Bauer, Héros géonumérique et Un essai d’inventaire des techniques geonumeriques dans 24). Je propose ici une analyse comparative plus générale des deux séries.

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Alias et 24 ont de nombreux points communs. Leurs arguments de départ sont très proches. Deux agents secrets appartenant à des agences anti-terroristes américaines basées à Los Angeles, protègent les Etats-Unis contre les agissements d’officines étrangères et internationales, acharnées à mener des opérations de déstabilisation ou d’agression à grande échelle : assassinats politiques, meurtres de masse, attentats nucléaires, etc.. Ces deux agents, Jack Bauer dans 24 et Sydney Bristow dans Alias sont – c’est selon – épaulés, contrôlés ou empêchés dans leurs missions sur le terrain par la centrale de LA. Celle-ci dispose des méthodes les plus sophistiquées pour collecter, analyser et communiquer de l’information, et en particulier de l’information géonumérique. Jack et Sidney ont aussi en commun de devoir concilier leur vie d’agent secret avec une vie personnelle problématique. Les séries sont toutes les deux âpres, violentes et noires. Les héros comme les méchants usent très souvent de méthodes brutales et cruelles, les situations sont souvent à la limite du soutenable, surtout si l’on considère que ce sont des séries destinées à une large audience. Les scènes de torture y sont récurrentes. La saison 6 de 24 a d’ailleurs généré en février 2007 une polémique aux Etats-Unis. Les associations de défense des droits de l’homme reprochaient à la série de banaliser et légitimer la torture. L’académie de West Point de son côté s’inquiétait de la mauvaise influence des méthodes de Jack Bauer sur les jeunes soldats (Libération). Même si les pilotes des séries sont antérieurs, ce sont toutes les deux des séries post traumatisme du 11 septembre. Sorties en 2001, respectivement en septembre (Alias) et en novembre (24), leur noirceur et la paranoïa qu’elles révèlent reflètent l’humeur du temps. Attentats, terrorismes, complots, violences … : il est évident que les deux séries parlent de leur époque. Dans la forme, les deux séries relèvent du même genre feuilletonnesque : une action trépidante, de multiples rebondissements plus ou moins invraisemblables, un suspense haletant jusqu’au dernier moment et des coups de théâtre réguliers pour relancer l’intérêt du spectateur.

Malgé leurs points communs thématiques et formels, les séries sont en fait complètement opposées dans leur esprit, et un crossover, croisement de deux séries télévisées qui permet aux producteurs de relancer l’intérêt du public pour de vieux feuilletons fatigués, paraît difficile. Si on n’imagine pas Sidney Bristow venir aider Jack Bauer à se sortir d’un mauvais pas, c’est en fait que tout oppose leurs univers. Malgré sa trame inquiétante et trouble, Alias relève de la complète fantaisie. Rien n’y est réaliste ni même crédible. La série baigne dans une fantasmagorie réjouissante et le spectateur ébahi se demande à chaque fois quel nouveau tour de passe-passe, encore plus gros que le précédent, les scénaristes vont inventer pour sortir leurs héros des ennuis où ils les ont plongés. Délicieusement invraisemblable, la série est d’ailleurs construite comme une série de numéros de prestidigitation, souvent un par épisode, suivant une trame quasi immuable: un objet volé par des méchants à l’autre bout de la terre, qu’il faut récupérer par une manoeuvre dangereuse et le plus souvent à l’occasion d’une fête ou d’une soirée (dans le monde d’Alias, il semble que les terroristes sont tous patrons de boîtes ou de night-clubs). Le souriant rocambolesque dans lequel évolue la série, lui confère donc malgré le tragique avéré de ses péripétie, un trait d’humour et de deuxième degré qui fait tout son charme. 24, en comparaison, est un bloc de réalisme brut. Corsetée par son principe de temps dit réel, la série ne s’autorise aucune fantaisie ou digression. Dense et pesante, elle se nourrit de la visquosité de la réalité, de l’inertie du matériel. Toute invraisemblance y est perçue comme une déchirure dans le contrat avec le spectateur. L’humour n’y a pas de place. Autant la première est légère comme les sauts périlleux de la fluide Sidney Bristow, autant la seconde est pesante comme la silhouette solide et ramassée de Jack Bauer.

Mais les oppositions vont plus loin. 24 est une série marquée par l’immanence, Alias par la transcendance. Il n’ y a pas d’au-delà dans 24. Personne ne sera sauvé. Les malheurs des personnages, leur sacrifice même, ne mènent pas au-delà de l’action présente. Si les croyances ou les valeurs des personnages peuvent dépasser leur existence, elles s’opposent et se combattent dans ce monde-ci sans échappatoire possible. Les adieux devant un destin tragique sont souvent muets et promettent rarement – la mère d’Edgard dans la saison 4 est une exception – des retrouvailles possibles dans un ailleurs. Il est étonnant de noter que 24, cette série que l’on dit souvent conservatrice et réactionnaire, en un mot très alignée sur l’axe néo-con Bush-Rumfeld, est en fait la plus agnostique qui soit. Dans Alias, au contraire, tout est signe d’une réalité à double fond, d’une vérité celée, un indice qu’il y a comme dans la chanson de Souchon-Voulzy quelque chose caché derrière les choses. La révélation de ce secret enfoui doit provoquer un évènement inouï, favorable ou démoniaque, on ne sait, mais qui ouvrira un accès vers une instance supérieure à celle du monde dans lequel les personnages se meuvent. De cette spiritualité de pacotille symbolisée par la quête de Rambaldi, la boule incandescente qui domine la ville est un signe aveuglant de transcendance. Si dans 24, quand on meurt on meurt, dans Alias, on renaît plus qu’à son tour.

Le rapport des 2 séries à l’espace est aussi complètement opposé. Elles sont bien sûr mondialisées toutes les deux. Les réseaux dont nos deux héros tentent de déjouer les plans machiavéliques ont des connections internationales : le malin se cache n’importe où (même aux Etats-Unis). Mais Alias apparaît comme une série globale tandis que 24 est une série locale. Sidney Bristow parcourt le monde à la vitesse de l’éclair. De Rio à Kaboul, elle est partout chez elle. Elle parle toutes les langues à la perfection. Elle ne souffre jamais du jet-lag. Pendant ses 24 heures, Jack Bauer s’éloigne rarement de North Hollywood de plus de 30 à 40 miles, sauf au début de la saison 3 qui le voit quelque part en Amérique Centrale. Exilé à Washington entre les saisons 3 et 4, il est très heureux dès le début de celle-ci de retrouver le terrain et Los Angeles par la même occasion. Il ne semble parler aucune langue autre que l’anglais. La nomade et aérienne Bristow s’oppose donc au sédentaire et terrien Bauer (en allemand « Bauer » signifie « paysan »). Dans « Alias la globale » tous les lieux se valent, tous les lieux se ressemblent. Les villes ne diffèrent souvent que par l’incrustation au générique d’un monument symbolique ou l’esquisse d’une ambiance de dépliant touristique. Los Angeles est transparente dans Alias, tandis que dans « 24 la locale », la topographie de la ville est palpable. Le spectateur la vit de l’intérieur dans ses lieux banals et quotidiens. L’espace y est pris au sérieux, c’est un personnage de la série et jamais un simple décor.

Qu’en est-il de la géonumérisation ? Eh bien, malgré un argument et une trame narrative comparables, l’opposition diamétrale des deux séries se lit aussi dans les usages des techniques, qu’elles soient géonumériques on non. Dans Alias, la technique est d’ordre magique, quasi divin. La mobilisation des outils technologiques passe par l’intercession de Marshall, véritable sorcier high-tech, auquel tous les autres personnages délèguent la fonction technique. C’est lui qui invente et commande à distance des dispositifs très compliqués dont il est le seul à comprendre le fonctionnement. Si les gadgets de Marshall sont rarement géonumériques au sens strict, c’est lui aussi qui supervise les opérations de terrain, et le verbe « superviser » doit être entendu aussi selon son éthymologie « voir du dessus ». Marshall dispose alors d’un pouvoir panoptique. Il voit tout. Il entend tout. Dans la saison 4, Marshall, tel un Orphée moderne armé d’une pelle et d’un capteur infra-rouge, va jusqu’à symboliquement arracher Sidney au Royaume des Morts. Les techniques sont dans Alias une voie supranaturelle d’accès au réel. Dans 24, la technique est un moyen ordinaire et habituel de connaissance. Les compétences informatiques et techniques sont partagées et collectivement mises en oeuvre. Banalisées, elles font partie de la vie courante de l’organisation. Alias exploite la figure du contrôle total et d’une surveillance à la Big Brother et de ses avatars effectifs, tel le système Echelon, très mobilisé dans la série. Tout point de la surface terrestre est supposé visible et audible par une technologie permanente, instantanée, parfaite et sans entropie. Tout converge en un seul point. 24 décrit au contraire un processus technique complexe, multiple, fragile, éclaté et hétérogène. Les techniques spécifiques de l’Agence (satellites, écoutes, …) doivent, pour être efficaces, se connecter aux outils techniques de la société : réseaux de caméras de surveillance, système de contrôle technique de la Cie du téléphone, etc. . Elles ne fonctionnent qu’ intégrées dans des protocoles et des dispositifs réguliers qui peuvent, comme elles, faillir. D’un côté un chaman et ses pouvoirs magiques, de l’autre un réseau sociotechnique profane.

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Si dans les deux séries l’action prime, elles ont aussi en commun d’accorder une place importante à la question de l’information et à la manière dont on peut l’obtenir, l’analyser et l’utiliser. Or cette recherche de l’information doit être mise en scène. Les images des deux séries sont donc saturées d’écrans d’ordinateur, de claviers et de souris … La simple barre d’affichage du niveau de téléchargement d’un fichier devient un outil de suspense. Ces séries ont dans ce domaine une ancêtre vénérable, cultissime (et parfois aussi kitchissime) : la série The Prisoner (le Prisonnier), indépassable mise en scène télévisuelle du complot, de la manipulation, de la paranoïa et de la surveillance qui date des années 60. Si la série Le Prisonnier apparaît beaucoup plus abstraite, cérébrale et radicale que 24 et Alias, c’est parce que l’information se trouve au centre de l’intrigue, comme l’indique la célèbre phrase du générique de la série : « What do you want ? Information ». L’action – un peu poussive aux yeux d’un spectateur du 3ème millénaire, il faut bien l’admettre – est mise entièrement au service de cette quête d’information, visualisée par toute une série de techniques originales. Il faut se convaincre à ce propos que les ordinateurs et appareillages ultrasophistiqués d’Alias et de 24 paraitront un jour aussi désuets que le sont aujourd’hui les ordinateurs du Prisonnier.

Ceci me conduit à me demander si la multiplication des scènes de torture dans Alias et dans 24 n’est pas liée à la place importante qu’y joue la quête d’information. On notera d’ailleurs que Le Prisonnier comporte elle aussi des scènes de tortures physiques ou psychologiques. La torture est en effet un moyen physique et non plus numérique d’obtenir de l’information. Son emploi peut se comprendre, à un premier niveau cynique, comme une façon pour les réalisateurs et scénaristes de donner chair, de rematérialiser dans le corps de la série un processus de recherche de l’information que l’informatique désincarne. Mais il n’est pas possible d’en rester à un niveau aussi formel. La multiplication des scènes de la torture dans les séries télévisées américaine est concomitante de la légitimation de son emploi par le gouvernement américain dans sa guerre contre « l’axe du Mal », en Irak, à Guantanamo ou ailleurs. Les séries reflètent en ce domaine le désarroi d’une société américaine, prête pour se protéger ou se venger, à écarter certaines exigences morales et éthiques et à oublier les principes de la justice et du droit.

Dans un autre ordre d’idée, mais toujours à propos des questions d’information, il est largement admis que les attentats du 11 septembre ont profité de l’échec complet d’un système de renseignement américain fondé sur le tout-technologique au détriment des techniques classiques d’analyse et d’infiltration humaines. Alias et 24, séries high-tech par excellence, exprimeraient alors de manière sous-jacente un doute fondamental de la société américaine envers la toute puissance de sa technique d’une part, mais aussi, plus fondamentalement,  envers le bien fondé d’un projet de civilisation fondé sur l’hyper-techologie et du risque de déshumanisation qui s’y attache. Confrontée à cette inquiétude, chacune des séries bricole une réponse imaginaire. Alias voit la technologie comme un pouvoir absolu et magique dans une société spiritualisée. Pour 24 la technologie est au contraire une compétence sociale, organisationnelle, pragmatique et imparfaite dans une société matérialiste.

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9 réflexions sur “Alias vs 24 heures chrono

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  4. Le problème du réalisme technique de 24 n’est pas simple. La question a d’ailleurs déjà été posée dans un commentaire à ce billet : https://mondegeonumerique.wordpress.com/2007/02/09/essai-dinventaire-des-techniques-geonumeriques-dans-24-heures-chrono/
    et j’avais donné un fil de discussion en référence. Bien sûr que toutes les techniques utilisées ne sont pas actuellement disponibles. Mais elles sont pour la plupart d’entre elles relativement plausibles, si on admet :
    – la liberté que donne la fiction (quand même)
    – l’anticipation : certaines techniques existent en laboratoire mais ne fonctionnent pas industriellement.
    – les moyens extraordinaires qui sont ceux d’une Agence anti-terroriste américaine des années 2000. Elle pourrait par exemple avoir une batterie de satellites à défilement. Les journaux américains s’interrogeaient cet été sur l’éventuelle utilisation à des fins civiles de technologies militaires très pointues et de la précision (tenue très secrète) de ces dernières.
    Un exemple, pour répondre à ce que vous écrivez : le repérage des personnes à l’intérieur d’un bâtiment dans l’épisode 13-14 de la saison 5 pourrait s’expliquer par le fait que dans l’immeuble sécurisé de Rossler, chaque individu est équipé d’un transpondeur (puce émettrice) qui permet à un système domotique de repérer tous les déplacements, système que la CPU pirate. Les transpondeurs sont obligatoires pour tous les chevaux en France et souvent utilisés pour identifier les coureurs dans les manifestations sportives. D’accord c’est un peu capilotracté … Mais est-ce cela l’important ?
    Ce qui me frappe dans 24, c’est le caractère souvent faillible ou inutile parfois de ces techniques sophistiquées …

  5. j’ai lu avec un grand intérêt. Je ne connais pas la série Alias, mais pour 24 je l’ai regardé jusqu’à … ras le bol, après 5 saisons. Concernant cette série, les techniques géomatiques me paraissaient …. disons un peu irréaliste. Ce n’est certainement pas quelque chose de possible maintenant que cette géolocalisation en temps réal des personnes dans des bâtiments – pour ne citer que cet exemple.
    .

  6. Merci pour le lien. En effet, la chaîne Canadienne Global TV promeut Prison Break à travers des tours thématiques au moyen de Google Earth. « Set Jetting » , tourisme virtuel et Internet est un thème que je prévois d’aborder dans un prochain article.

  7. Bravo pour cet article passionnant qui ne peut que ravir le géographe (rochelais) amateur de 24 et dans une moindre mesure d’Alias que je suis ! J’espère que nos étudiants, dont bons nombre d’entre eux sont très accros de 24, Lost et autre Prison Break perçoivent le même interet géonumérique, les mêmes changements d’échelle (Alias la globalisée, 24 la localisée, c’est si vrai !).

    En tout cas, je crois que je vais leur parler de votre site !

    Encore bravo pour la qualité de cette analyse,
    Didier Vye,
    Prag-docteur à l’Université de La Rochelle
    dvye@univ-lr.fr

    PS : il y a je pense de quoi faire également une excellent analyse géographique ( quoique moins géonumérique) de la série Prison Break (saison 1 : une géographie de l’enclavement et 2 : une géographie de l’éclatement ???), invraisemblances spatiales comprises !

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