Séries spatiales : la saison 6 de 24

Avis à  ceux qui s’intéressent aux séries télévisées, je viens de mettre à jour mon inventaire des usages des technologies géonumériques dans la série 24 (24 heures chrono) en y intégrant la saison 6 (je sais, on diffuse la saison 7 en ce moment, mais comme je visionne les séries sur DVD, j’ai un décalage d’un an).

Dans ce billet je reviens sur l’importance qu’y joue toujours la question de la localisation. Il me semble pourtant que la qualité esthétique de 24 est en baisse, que son énergie commence à s’épuiser et que la série tourne parfois  à vide. Les changements politiques de l’année 2008 aux Etats-Unis n’y sont certainement pas pour rien. Je propose aussi comme explication le fait que la série a abandonné depuis plusieurs saisons la (relative) rigueur qui était la sienne dans l’intégration des contraintes-spatio-temporelles de l’action.

Je localise, tu localises, il ou elle localise, nous …

Localiser les autres sans se faire repérer reste le principal moteur de la série et cette  saison mobilise toujours autant de gadgets cryptogéomatiques. Même si les statistiques baissent par rapport à la saison précédente, j’ai répertorié pas moins de 51 usages de technologies géonumériques. C’est moins que la très prolifique saison 5 (80),  mais plus que la saison 4 (« seulement » 42 usages). Localiser est donc toujours dans 24 une question de vie ou  de mort.

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Déception

La qualité proprement cinématographique de la série me semble baisser nettement avec cette nouvelle livraison. Tous les ingrédients sont là – c’est le lot des séries de ne pas pouvoir trop s’éloigner de leur cahier des charges et c’est pour cela qu’on les apprécie – mais cette fois le déclic ne se produit pas. Les rebondissements y  sont parfois directement décalqués des saisons précédentes. Ils deviennent de plus en plus invraisemblables,  même si l’on se place dans les limites très élastiques  de la vraisemblance de 24. Les situations rocambolesques du feuilleton se résolvent par des coups de théâtre mal préparés et les personnages y jouent souvent les véhicules de service d’un scénario assez poussif.

Il est vrai que l’intérêt de la série diminue régulièrement depuis la saison 4. Elle  passe assez souvent dans cette saison sous la barre du regardable, même si les derniers épisodes sont meilleurs.  Dans ce billet,  j’avais mis en regard 24 et Alias, autre série qui utilise beaucoup les techniques géospatiales. La cinquième, et heureusement dernière, saison d’Alias avait fini par sombrer dans un tel n’importe quoi, qu’on en était venu, partagé entre le fou rire et l’accablement, à penser charitablement que les auteurs avaient décidé de naufrager définitivement leur série dans un océan d’autoparodie loufoque. Mais la fantaisie, qui était un des ingrédients d’Alias, est complètement absente de 24. Voir cette dernière  flirter avec le grand guignol est donc un peu pénible.

On peut expliquer cette déception par un effet de lassitude et d’usure. Une série s’épuise,  comme si elle devait consumer un volume de carburant prévu au départ. Les cuves de 24 se vident et on ne voit pas d’où pourrait venir le ravitaillement ;  la fin semble proche, qu’en pensent ceux qui visionnent en ce moment la saison 7 ?

The Times They Are a-Changin’

Une autre explication à cette baisse d’intérêt est que les temps changent et le regard du spectateur avec eux. 24 est née avec le 11 septembre et s’est développée dans la période de traumatisme, de paranoïa, de mensonge  qui a suivi et du besoin irrépressible d’action, même et surtout, déraisonnable qui l’a caractérisée. La série est marquée par le complot, la peur et l’urgence. Elle exprime la tension violente liée à une menace diffuse et à la certitude qu’il n’y a pas de bonne solution. L’action s’étalant sur 24 heures, les scènes nocturnes sont évidemment nombreuses et les personnages y sont souvent peu ou pas du tout éclairés. Cela  contribue à obscurcir la série, marquée par un climat de déréliction et de désespérance. L’élection de Barack Obama et l’espoir (exagéré ?) qu’elle a  suscité ferme symboliquement cette période. D’un seul coup l’agent géonumérique Bauer prend un petit coup de vieux, au moment où Bush Jr, son exact contemporain télévisuel  (2001-2008), part enfin à la retraite.

Jack le Maudit

On le constate au bout de six saisons, Bauer n’est pas le héros néo-con et patriote sans jugeote qu’une vision superficielle de 24 peut laisser accroire. Il est douteux qu’il vote républicain (bonne question d’ailleurs, Jack Bauer vote-t-il ?) comme son principal créateur Joël Surnow, grand admirateur de Ronald Reagan, partisan de Bush et ardent défenseur de la guerre en Irak (voir l’article  que lui consacre  Wikipédia et celui du NYT). Force est de constater que les sympathies de Bauer vont très nettement à des dirigeants plutôt liberals au sens américain, c’est à dire de gauche, et plutôt enclins à la négociation dans les relations internationales. Le président David Palmer en est le principal exemple, lui qui apparaît rétrospectivement comme la préfiguration de Barack Obama : un président noir, posé, cultivé, droit et démocrate. En fait, Bauer passe sa journée annuelle à essayer de réparer les bêtises de dirigeants de multinationales assoiffés de richesse et de pouvoir et de politiciens corrompus, psychopathes ou aveuglés par une  idéologie agressive.  Si Jack tue, mitraille, explose et torture à tout va, ne serait-ce pas paradoxalement pour sortir le pays du guêpier où l’ont fourré des élites plutôt réactionnaires et brutales ?

Jack donne de sa personne, se sacrifie, sacrifie les siens, se salit les mains et la conscience, mais sans cynisme. C’est un idéaliste qui voit la raison de son action, la défense des Etats-Unis comme étendard des libertés et de la justice, se déliter d’année en année. Une des scènes les plus intéressantes de la saison 6 est celle où le secretary Heller, bien dans la veine religieuse de la période Bush, en vient à  reprocher à Jack d’être sous le coup d’une malédiction qui le conduit à provoquer la mort de tous ceux qui l’approchent. Jack Bauer disqualifiera cet argument cruel et injuste en pointant le cynisme des politiques qui lui reprochent les ignominies qu’il a été conduit à commettre à leur place au nom de l’Etat américain. Le bilan des responsabilités approche mais on ne voit pas en quoi cette idée pourrait apaiser et guérir un Jack Bauer toujours plus seul et désespéré. Du coup l’accusation que la série justifierait la torture est à réétudier. Ne sous-entend-elle pas que Jack, en assumant ses actes, a fini par se perdre lui-même, comme l’Amérique se serait trahie  en sacrifiant sa morale politique à la lutte contre le terrorisme? On peut trouver simpliste et manichéen ce dilemme : devoir mal agir pour une bonne cause et se (con)damner ou ne rien faire et laisser triomphe le mal. C’est certainement par cela que la série continue à émouvoir: Jack Bauer est un grand personnage tragique .

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Demandez le programme

Si l’intérêt pour la série baisse c’est surtout, et c’est pourquoi j’en parle ici, car les auteurs de 24 n’ont pas respecté le programme original qu’ils s’étaient donné, et qui a rapport à l’espace et au temps pris conjointement. L’originalité de la série vient d’abord de l’adoption du principe du temps réel simultané qui oblige à respecter l’unité de temps (24 heures) dans l’écriture de l’histoire.  La série s’est fixé aussi une contrainte d’unité de lieu en situant l’essentiel de l’action à Los Angeles. En fait, il y a dans la plupart des  saisons un autre lieu, celui du pouvoir, souvent localisé à Washington dans la résidence ou le bunker présidentiels. Mais ce lieu est le plus souvent confiné et clos et comme situé hors de l’espace de la série. Unité de lieu, unité de temps, la série  échappe de peu aux règles de la tragédie classique. Elle ne respecte en effet  pas complètement l’unité d’action. Vu sa longueur – 18 heures de spectacle en continu – elle fait toujours se succéder trois ou quatre modules narratifs successifs, articulés dans un schéma global assez lâche. Comme je tentais de l’expliquer dans ce billet, ce sont ces contraintes spatio-temporelles jointes à une mise en image originale qui contribuent à créer l’âpreté de l’action, à laquelle contribue aussi une certaine densité dans la représentation des lieux.

L’espace-temps fout le camp

Le programme originel de 24 fixe une règle principale :  l’histoire se passe dans le même temps que celui du spectateur et il n’y a aucune ellipse, l’action continue même pendant le temps de la publicité. Le rendu du temps de l’action se veut réaliste : il devrait falloir à peu près le même temps dans la série pour une faire une chose que dans la réalité. Le réalisme du rendu de l’espace en découle :  les durées de trajets d’un lieu à un autre devraient être respectées.  C’est le déroulement en parallèle des différentes actions, l’usage du split-screen (écran partagé) et une mise en scène efficace des outils de traitement de l’information et de la communication qui permettent de traduire ces contraintes en spectacle. Le réalisateur peut laisser une action se dérouler hors écran et en profiter pour faire avancer d’autres branches de l’histoire. Dans la saison 1, Teri ne fait rien d’autre que rouler pendant plus d’une demi-heure. Le rappel par des images muettes ou en split screen de ces actions parallèles,  in situ ou en déplacement, marque la rugosité de l’espace et du temps et contribue à happer le spectateur pour ne plus le lâcher.

Bien sûr ces contraintes n’ont jamais été scrupuleusement respectées. Dès la saison 1, les spectateurs qui habitent Los Angeles se moquent  sur le Net des incohérences spatio-temporelles de la série. Mais ce n’est pas très grave. Les fictions réinterprètent toujours les lieux. Il ne s’agit pas de la Los Angeles réelle, topographique, mais de la Los Angeles de 24, qui a sa cohérence spatiale propre. Plus problématique est le fait que ces contraintes internes se sont très nettement relâchées au fur et à mesure des saisons. C’est d’abord l’espace qui a cédé, surtout à partir de la saison 4. Les temps de déplacement sont devenus complètement  irréalistes pour n’importe quel grande ville et, surtout, l’usage systématique de l’hélicoptère a conduit à rétracter l’espace-temps et à déréaliser la série.  Ensuite, c’est le temps qui s’est progressivement effacé. Dans la saison 6, quand les personnages ne sont plus à l’écran,  il leur arrive de réaliser des choses à une vitesse surnaturelle. Parfois, les  situations évoluent considérablement entre la fin de l’épisode à 10:59:59 et le suivant à 11:00:01. Sauf dans les deux derniers épisodes de la saison 6 qui marquent un net progrès sur ce plan, le spectateur n’a plus conscience ni du temps qui s’écoule ni de l’étendue de l’espace parcouru.

La mise en scène des écrans, rendus nécessaires pour représenter l’espace de l’action, est aussi moins convaincante. Les outils géonumériques sont redevenus de banals moyens techniques pour résoudre les situations alors qu’ils étaient quasiment des personnages à part entière de la série, mis en scène en tant que tels. Tout ceci contribue  à fluidifier l’action qui, dans le modèle de 24, était au contraire freinée en permanence par les contingences spatio-temporelles. Cela contribue à banaliser la série qui ressemble de plus en plus à toutes les autres séries d’action.

C’est en définitive la perte de cette rigueur (au moins affichée) qui fait baisser l’intérêt de 24 dans la saison 6, même si certains moment restent intéressants et si le filmage de certains lieux demeure de toute beauté (Santa-Monica par exemple).

2 réflexions sur “Séries spatiales : la saison 6 de 24

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