On le sait, la dernière version de Google Earth intègre les vues de Street View, dans les villes où celles-ci sont disponibles. D’élégantes feuilles paraboliques flottent maintenant au milieu des rues, telles des voiles gonflées par un vent urbain étonnamment constant. Parfois, ce sont d’étonnantes boules de Noël (en fait une illusion d’optique, il s’agit de cylindres tronqués) qui semblent refléter les bâtiments alentour. A distance ces objets fantomatiques sont quasiment transparents et laissent voir derrière eux les textures des bâtiments 3D (si ceux-ci sont disponibles comme ici à San Francisco). Ils s’opacifient au fur et à mesure que l’on s’approche avant de s’ouvrir pour nous laisser pénétrer dans le panorama à 360 °.
Même si parfois la transition est un peu brutale car l’harmonisation des angles de vue entre StreetView et Google Earth n’est pas encore au point, on passe de manière presque insensible de l’orthophotographie drapée (1) aux modèles de bâtiments 3D texturés (2) puis aux photographies à 360 ° prises in situ (3). Ces trois modes de représentation de la réalité sont produits par des machines et des dispositifs techniques complexes : capteur + avion pour (1), ordinateurs +algorithmes géométriques + saisie de textures pour (2), automobile équipée de multicaméras pour (3) . Ils correspondent à trois manières complémentaires de rendre compte de la réalité.
Navigation ubiquiste
La possibilité de naviguer entre ces trois représentations rend l’exploration plaisante et inédite. On reste bien sûr dans un modèle qu’on pourrait appeler ubiquiste, caractéristique des maquettes numériques 3D. Le spectateur peut occuper toutes les places et regarder dans toutes les directions, ce qui n’est bien sûr pas possible dans la réalité. On peut parcourir la ville comme en avion ou en hélicoptère puis adopter la posture d’un piéton à un endroit donné avant de décoller pour se poser un peu plus loin. Mais alors que dans les maquettes 3D, on reste dans une modélisation complètement synthétique, abstraite et intemporelle de la réalité, qui ne suppose pas qu’il y ait eu une présence concrète sur les lieux réels à un moment précis, l’accès aux panoramas 3D prolonge la visite d’une manière très concrète : les gens qui traversent la rue, les automobiles arrêtées aux feux, les papiers sales sur le trottoir sont vrais; ils ont existé et même ils ont été là. Ce que la vue StreetView nous donne c’est une preuve d’une expérience empirique du lieu. Ce nouveau dispositif amène à démentir ceux qui opposent un peu paresseusement le réel et le virtuel. Les échantillons de réalité « vraie » captées par StreetView finissent par donner une connotation réaliste aux vues abstraites et synthétiques des globes virtuels. Une passerelle est construite entre le globe dit virtuel et le monde réel, dont une trace photographique est conservée dans le monde virtuel. Je laisse de côté la question de savoir si la photographie est une trace objective de la réalité, ce qui mériterait une analyse. Je note simplement que la captation automatique et l’absence de hors-champ que produit le panorama 360° StreetView contribuent à limiter la subjectivité liée à l’opérateur .
Panoramas, photo et vidéos
Cette passerelle se parcourt dans les deux sens. L’intégration des vues StreetView dans Google Earth contribue à localiser un type d’objet spécifique, qu’on pourrait appeler une géovue, puisqu’elle incorpore la portion d’espace qu’elle donne à voir. Une vue StreetView c’est en quelque sorte de l’espace dans l’espace. Les panoramas à 360 ° ne diffèrent pas à cet égard des photographies, des vidéos ou de dessins scannés, qui sont aussi des géovues, des représentations qui incorporent de l’espace. Or il est intéressant de remarquer que Google ne présente pas les photos Panoramio et les vidéos Youtube de la même manière que les vues StreetView.
A petite échelle les trois types de géovue sont représentés par une simple icône. A grande échelle seuls les panoramas affichent leur forme de Géovue. Photos et vidéos restent sous forme d’icône. Les photos pourraient (devraient ?) s’afficher comme une image miniature dressée verticalement à l’endroit d’où elle a été prise. On comprend bien pourquoi Google ne le fait pas. En plus des indications de localisation du point de vue en x,y, il faut connaître l’azimut de l’axe de la prise vue pour orienter la photographie dans le globe virtuel. C’est une information encore rare sur les photographies prises par les internautes. Pour en savoir plus sur cette question, voir cette communication et aussi ce billet.
« Les formes invisibles des choses du passé »
Comment pourrait-on alors représenter dans des globes virtuels 3D les images animées que sont les films ou les vidéos ? Il ne s’agit plus d’une image unique mais d’une collection d’images, qui s’organisent en fonction d’une séquence spatio-temporelle. Dans le cas le plus simple, quand la caméra est fixe et que ni l’orientation de l’objectif ni la focale ne changent, nous avons affaire à une photographie avec du temps qui passe. Mais dès que la caméra se déplace en traveling ou en panoramique, qu’elle zoome ou dézoome, l’espace de la géovue change. Deux plasticiens allemands, Joachim Sauter and Dirk Lüsebrink en collaboration avec la société ART+COM, se sont penchés depuis longtemps sur cette question de la représentation des films dans des environnements 3D. Leur projet The Invisible Shapes of Things Past (1995-2007) propose des solutions très novatrices, et surtout visuellement superbes, à propos des projets de réaménagement de la Postdammer Platz à Berlin dans les années 90. Comme l’explique la vidéo située sur le site, ils partent d’un type de géovue similaire à celui proposé actuellement par Google pour les panoramas StreetView et montrent qu’il est insuffisant pour rendre compte des films.
Ils proposent alors de représenter ceux-ci sous forme d’objets volumiques, dont la complexité dépend des mouvements de caméra (panoramique, travelling, zoom). Ces objets volumiques virtuels sont ensuite repositionnés à leur place dans une maquette numérique 3D en intégrant aussi une dimension temporelle à partir de la date du film.
Il devient alors possible de naviguer dans la maquette 3D de la ville en visualisant sous la forme d’objets volumiques la trace spatiale des films. Plus ces derniers sont anciens, plus ils sont transparents. On peut faire apparaître ou disparaître les films à partir d’un réglage temporel pilotant l’opacité des
objets. On peut bien sûr visionner ces films depuis l’intérieur de la maquette, et même réintégrer les films à l’intérieur d’autres films, par le croisement de deux objets volumiques.
Ce projet, à dimension artistique plus que technique, peut être vu comme une approche conceptuelle générale de la manière d’intégrer les géovues dans les univers 3D, en permettant leur consultation avec des critères d’espace ou de temps. Il donne une idée des types d’interface qui pourront être disponibles, quand les questions de géoréférencement des photographies et des films auront été réglées, ce qui n’est pas pour demain. Il illustre à nouveau les continuités qui vont s’établir à travers l’espace entre univers réel et univers virtuels. Le film devient un objet numérique 3D virtuel, intégré dans une maquette virtuelle de la ville comme les bâtiments (il a même une ombre). Mais il ouvre une fenêtre sur le monde réel comme géovue empirique, captée à un moment et dans un lieu donnés.
Joachim Sauter and Dirk Lüsebrink poussent la réflexion plus loin. En utilisant les nouvelles imprimantes 3D, ils produisent, à partir de l’objet numérique virtuel qu’était devenu le film, un nouvel objet matériel, une sculpture qu’ils exposent dans des musées. On pouvait les voir cet hiver dans l’exposition Vom Funken zum Pixel au Martin-Gropius-Bau à Berlin. La boucle qui conduit de l’espace physique à l’espace numérique pour un retour à l’espace physique est bouclée, illustrant le type de circulation qui peut s’établir entre réel et virtuel.
Vous avez raison et comme l’indique ce post sur Géorézo Google cherche une parade à cette difficulté, très vraisemblablement pour ne pas avoir de problèmes dans les pays tels que la France où le droit à l’image est contraignant. Ils développent donc un système de reconnaissance puis de floutage des visages. Mais il faut bien voir que c’est aussi un problème de l’imagerie satellitaire. Un certain nombre de collectivités locales hésitent à mettre en ligne les orthophotos à 12 cm par crainte de réaction du public devant ce qui pourrait apparaître comme une violation de l’intimité des espaces domestiques.
Une suite à ce commentaire dans ce billet .
Très bon article, comme d’habitude 🙂
Le problème avec les géovues, encore plus qu’avec les vues satellites ou aériennes, c’est qu’il y a des gens reconnaissables, et Google se fait encore pointé du doigt avec ça. Cf un billet du Courrier international raportant un article du Temps : http://www.courrierinternational.com/article.asp?obj_id=85715
« On a notamment pu voir un homme sortant d’un sex-shop, un autre quittant un appartement en sautant par la fenêtre, ou encore une femme prenant un bain de soleil quasiment nue »
Le réel est bien plus proche du virtuel qu’on pourrait le penser.