Et si la manière de consulter les cartes était un trait culturel ?
Je suis retombé l’autre jour sur La dimension cachée, livre classique écrit dans les années soixante par l’anthropologue E. T. Hall (1). Hall est un des pionniers de l’analyse de la dimension culturelle de la perception et des pratiques de l’espace. Il a construit en particulier une théorie de la proxémie, c’est à dire du rôle de la distance physique dans les interactions sociales. Il montre dans ce livre comment cette distance varie selon les cultures et compare de ce point de vue les allemands, les anglais, les arabes, les japonais, les chinois, etc.
Il consacre un chapitre complet aux usages spécifiques de l’espace des français. Selon Hall, ceux-ci se caractériseraient par un rapport sensoriel particulièrement riche avec le monde. L’anthropologue en relève plusieurs traits dans les façons de manger, de se réunir, de se recevoir, etc.. On peut bien sûr être agacé par ce type de jugement (le français sensuel et jouisseur) et y voir au mieux des généralisations hâtives et au pire des clichés éculés. On peut se demander aussi si ces traits culturels n’ont pas eu tendance à s’atténuer depuis 50 ans avec l’accroissement des échanges et des voyages, la mondialisation des biens culturels et la standardisation des modes de vie…
Les cartes routières
A ma grande surprise, Hall donne comme exemple de ce rapport sensoriel au monde particulièrement riche des français leur conception originale des cartes routières. Je cite (1) :
« Les cartes françaises] sont extraordinairement bien conçues : elles offrent aux voyageurs les renseignements les plus détaillés . Elles sont la preuve que les Français font travailler tous leurs sens car elles ne se contentent pas d’aider le touriste à s’orienter; elles lui indiquent également les sites, les promenades pittoresques et même les endroits où faire halte, se rafraîchir, se promener ou prendre un repas agréable. Elles indiquent au voyageur la nature des différents sens sollicités par les lieux. »
MapQuest vs ViaMichelin
La différence de qualité entre les cartes routières françaises et américaines m’a en effet toujours frappé. Les cartes Michelin des Etats-Unis, pour ne prendre que cet exemple, sont plus lisibles mais aussi plus esthétiques que les cartes locales. En revanche je n’avais pas noté de différence sensible de contenu entre les deux … Poussé par la curiosité, j’ai eu l’idée de comparer les rendus sur le Web de deux sites actuels de cartographie. Le premier est américain : MapQuest et l’autre est français : ViaMichelin. Tous deux sont centrés sur le pont Bonaparte à Lyon, mais les résultats seraient les mêmes pour un endroit situé aux États-Unis, car les interfaces sont identiques partout dans le monde. La comparaison est édifiante.
Le fond de carte de MapQuest présente plus de détails, en particulier la trace des bâtiments. Mais l’interface de ViaMichelin est beaucoup plus riche que celle de MapQuest. Elle permet d’ajouter les hôtels, les restaurants et des informations variées sur les éléments dignes d’intérêt. Même s’il est dangereux de généraliser trop vite, l’observation que faisait Hall à propos des cartes routières des années 60 reste vraie pour les sites cartographiques des années 2010. ViaMichelin prépare ou rend compte d’une expérience sensorielle potentiellement plus riche que MapQuest.
Permanence du trait culturel
Cette permanence pourrait être vue comme une belle illustration de ce qu’écrit notre médiologue national dans son dernier livre (2) :
« Un bidule utile couvre la planète en un clin d’œil, mais se déclasse aussi en un clin d’œil. Le trait culturel, lui, ne fait pas de bruit, mais il traverse le temps »
On pourrait avoir alors la tentation de suivre Régis Debray dans son apologie de la frontière et voir MapQuest et ViaMichelin comme des réponses culturelles (ou nationales ?) spécifiques qui maintiennent une diversité dans les manière de cartographier le monde. Et on les opposerait alors à Google qui fait proliférer partout les mêmes punaises multicolores sur fond de photographie aérienne ou de plans de ville bleu et gris. La contagion googlienne s’étend d’ailleurs maintenant aux navigateurs GPS via les Smartphones et son application Navigation. On notera cependant que la sémiologie proposée par des société « nationales » (?) telles que Tom Tom et autres Garmin n’est pas non plus très excitante.
Interfaces culturelles
Tout cela est un peu plus complexe. Comme Hall l’a montré, des individus de culture différente habitent certes des mondes sensoriels différents. Mais cette culture ne peut être réduite au paramètre national, et les exemples mêmes donnés par Hall pour la France sont caricaturaux et très généraux. La culture dont il est question est plus subtile et combine avec le trait national une appartenance régionale, une histoire personnelle et familiale ainsi que des choix individuels ou liés à sa « tribu ».
Les interfaces cartographiques sont plus que des outils pour se repérer. Ce sont aussi des manières de percevoir et d’appréhender le monde qui nous entoure. Elles deviennent centrales dès lors qu’on les transporte partout avec soi et qu’on lit le monde à travers elles. Pour l’instant, tous ces systèmes de cartographie sont encore très sommaires et rendent très mal compte du milieu dans lequel nous évoluons. Les POI censés nous renseigner sur notre environnement sensible restent ainsi très pauvres. Bien sûr, tout le monde attend les vraies applications de Réalité Augmentée susceptibles d’enrichir ces interfaces.
Mais un enjeu important n’est-il pas lié à la prise en compte de cette dimension culturelle dans la conception même des outils ? J’ai déjà abordé la notion de dissonance culturelle dans ce billet à propos des jeux vidéo. Il y a en effet contradiction entre un monde virtuel à visée globale et universelle et un monde réel approprié culturellement, habité et contextualisé localement. Alors, quand verrons nous apparaitre des interfaces de consultation paramétrables et créatives que chacun pourra adapter en fonction de ses goûts et de ses préférences, individuelles ou partagées ? Et y aurait-il un marché pour des sociétés nationales ou régionales susceptibles de « localiser » ces interfaces, de les adapter à des habitudes culturelles qui s’avèrent plus ancrées qu’on ne le croit si on en juge par les différences entre MapQuest et ViaMichelin?
(1) Hall, E.T. (1966). La dimension cachée. Seuil. Points. cit. p. 177.
(2) Debray R. (2010). Eloge des frontières. Gallimard. cit. p. 51
@ laurent : merci pour la référence très intéressante à propos des différents trucs utilisés par Google pour rendre ses cartes lisibles, et modifier drastiquement la « réalité » au passage en rayant de la carte les localités suburbaines. Il est sûr en effet que tous les choix graphiques ne sont pas culturels.
@ Bruno : il est difficile de juger sur le moment ce qui fait rupture ou non mais il est toujours utile de replacer les innovations dans l’histoire longue.
Le thème de la comparaison visuelle des sites de cartographie est notamment exploré par J. O’Beirne sur son blog 41latitude : http://www.41latitude.com/post/2072504768/google-maps-label-readability
Ce qui me perturbe c’est que les différences d’apparence entre ces sites semblent aussi s’expliquer par des choix purement graphiques visant à améliorer la lisibilité, en déconnexion avec la logique géographique. Par exemple les cartes Google Maps sont déclarées plus lisibles car on a volontairement réduit la densité des toponymes autour des grandes villes.
La géographie culturelle doit effectivement pouvoir nous aider à mieux apprécier une partie de nos savoirs-faire géomatiques.
Récemment, je me suis également demandé si Google Maps n’était pas simplement une prouesse technologique, dans l’histoire de la cartographie:
http://expositions.bnf.fr/globes/expo/salle1/01.htm
Bruno